Chapitre XL


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLII


CHAPITRE XLI.

BIOGRAPHIE.

JUIN - JUILLET 1793.

SOMMAIRE. - Marat tombe malade. - Ses préoccupations. - Lettres à la Convention. - Pourquoi on n'en tient pas compte. - Il stimule les députés patriotes. - Il dénonce le comité de salut public. - Il se préoccupe encore des petits. - Il veut en vain reprendre ses fonctions de député. - Il retombe pour ne plus se relever. - Sa maladie. - Dernière dénonciation contre Barrère. - Ce qu'il aurait fait s'il eût survécu.

A partir de l'acquittement de Marat on avait pu remarquer un changement notable, non dans les principes de rédaction, mais dans la composition du journal qui néanmoins paraissait toujours régulièrement. A part quelques numéros assez rares entièrement écrits par l'auteur, les autres ne sont remplis, en grande partie, que de lettres auxquelles sont ajoutées seulement quelques réflexions. C'est que l'émotion causée par le jugement, et sans doute par les témoignages de sympathie publique, avait été si profonde dans une nature aussi sensible, que l'Ami du peuple n'avait pu y résister ; il était tombé malade. En effet, depuis deux mois « attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins, » écrivait-il le 17 avril 93, on ne le voit plus à l'Assemblée qu'au moment de la mise en accusation des Girondins ; alors seulement il semble puiser une vigueur nouvelle dans la surexcitation de la fièvre ; mais ce suprême effort achève de l'abattre. Après le 2 juin, c'en est fait, il s'affaisse ; il essayera de surmonter une fois encore cet accablement, mais en vain, il retombera pour ne plus se relever : Marat succombait aux suites d'un travail excessif, de continuelles inquiétudes d'esprit, de privations de toutes [253] sortes, d'émotions incessantes, de souffrances inouïes morales et physiques ; il succombait enfin à cette fièvre si peu connue de nous tous tant que nous sommes, à laquelle les égoïstes ne croiront jamais, dont les coeurs insensibles riront longtemps encore, qu'il est plus aisé de nier que de ressentir, il succombait, comme il le dit lui-même, à la fièvre du patriotisme. Après le 2 juin surtout, la rédaction du Publiciste est le véritable bulletin de sa santé. Les articles sont-ils plus étendus, le malade va mieux ; n'y lit-on que quelques lignes, la prostration est totale. Toute la vie s'est concentrée dans le cerveau, mais là elle n'a subi aucune atteinte, la lucidité intellectuelle est complète, la rédaction n'acquiert que plus de concision. Marat se fait lire les bulletins de l'Assemblée, et sur chaque événement principal il résume encore son opinion ; il fait dépouiller sous ses yeux sa correspondance, il choisit encore, il insère les dénonciations les plus urgentes pour le salut public. En un mot, sur son lit de mort, c'est encore le triomphe de la liberté par la surveillance du pouvoir qui remplit toute sa pensée ; il ne demande au ciel qu'une grâce : celle de pouvoir tenir sa plume, de pouvoir se tourner sur le flanc. Oui, le peuple seul le préoccupe encore, car, il faut bien qu'on le sache, à part deux ou trois passages, il n'est pas question de lui dans les cinq ou six semaines qui lui restent encore à vivre, nous pourrions dire à agoniser. Nous allons parcourir les derniers numéros du journal ; nous voulons croire que les suprêmes instants de la vie de l'Ami du peuple offrent autant d'intérêt que l'insignifiante agonie d'une majesté truffée.

Du 5 juin au 20 il ne quitte pas le lit. Il va lui-même nous apprendre ce qu'il a fait, ce qu'il se dispose à faire ; on se rappelle qu'il avait déclaré, après la catastrophe du 2, qu'il ne retournerait à l'Assemblée-qu'après le jugement des inculpés ; il va revenir sur sa résolution et nous en apprendre le motif : « Dès les premiers jours de ma suspension, j'ai adressé à la Convention plusieurs lettres où je proposais des mesures [254] utiles sur des objets importants ; elles n'ont point été lues. Hier encore, la lettre que j'ai fait remettre au président de la Convention a eu le même sort. Comme je m'étais flatté de pouvoir suppléer à mon absence, et que mes espérances ont été déçues, les dangers de la patrie me rappellent à mon poste. Le profond silence que j'ai gardé pendant quinze jours doit suffire pour dissiper tous les nuages répandus sur moi. Je déclare donc que je vais reprendre mes fonctions à l'instant. » (Le Publiciste de la République, N° 224.)

Ainsi ces quinze jours de maladie n'ont pas été perdus pour la chose publique ; on peut s'en convaincre, car les lettres dont il vient de parler sont insérées au journal. Mais quelles pénibles réflexions suggère le passage que nous venons de citer ! Pendant quinze mois Marat a lutté contre la Gironde dont seul il pressentait les aspirations autoritaires ; dans ce combat personne ne l'a soutenu, tout au contraire les patriotes eux-mêmes l'accusaient d'exagération, d'impatience, de maladresse. Les paroles, les menaces, les actes des hommes d'État viennent enfin prouver qu'il n'avait que trop raison. Cette fois force est bien de lui rendre justice, de se défendre avec lui ; dans cette bataille décisive, c'est encore à lui qu'on a recours pour diriger l'attaque, pour porter les premiers coups ; il ne faiblit pas devant le danger, il est partout, il veille à tout ; la victoire est complète. Voilà donc les patriotes en renom, les chefs de file, qu'on nous pardonne cette expression, maître du champ de bataille. Vous croyez que cette fois au moins ils vont être justes, tenir compte des conseils nouveaux et de celui qui vient de les sauver ; loin de là, dès le lendemain même ils n'écoutent plus celui qui ne s'est pas encore trompé sur les tendances des pouvoirs successifs ; ils dédaignent ses lettres, ils cherchent à étouffer son influence, et personne dans cette Assemblée ne réclame ; il y a, comme naguère, conspiration tacite du silence ; on le sait cloué sur son lit, tant mieux, la tâche n'en sera que plus facile ; le bruit court qu'il n'en relèvera pas : Mille fois tant [255] mieux ! se disent les patriotes de la Convention ; car qu'avons nous besoin de lui maintenant, puisque c'est nous qui allons être le pouvoir, puisque seuls nous voulons le bien de tous et savons le faire ?

Ce n'est pas ainsi que l'entendait Marat : tout pouvoir doit être surveillé, car tout pouvoir est un ennemi toujours prêt à envahir sur le terrain de la liberté publique ; aujourd'hui comme hier il doit être enchaîné à son devoir ; à tous cette tâche incessante ; il n'est jamais temps de se reposer, de s'endormir dans la confiance, car, à chaque instant, le salut public est en péril. Voilà ce que pensait l'Ami du peuple après comme avant le 2 juin, sous le règne des patriotes comme sous celui des Girondins ; ses lettres nouvelles en étaient des témoignages, son journal l'attestait tous les jours, et voilà ce qui tenait instinctivement en défiance contre lui ceux qui allaient être le pouvoir nouveau. Etonnez-vous qu'avec un pareil principe, au lendemain du 2 juin, Marat ait été tout aussi redouté et par conséquent tout aussi haï que la veille : pour la dernière fois, je vous l'atteste, tant qu'il y aura des aspirants à gouverner les autres, l'Ami du peuple sera mis à l'index des puissances, et la haine sera d'autant plus vive que les gouvernants se sentiront animés de meilleurs sentiments. Insensés qui ne comprennent pas que la défiance ne s'attache pas à leurs personnes, à leurs intentions, mais à l'exercice même d'un pouvoir qui par sa nature, par son essence, par ses conditions d'être est essentiellement envahissant ou stationnaire, et par conséquent rétrograde dès le lendemain même de son installation !

Mais il ne suffit pas d'affirmer, il faut prouver que Marat va suivre pas à pas, stimuler, harceler les nouveaux gouvernants avec tout autant d'ardeur qu'il a fait naguère, et c'est alors sans doute qu'on sera invinciblement convaincu qu'il n'était pas homme de parti, mais de principe ; que jusqu'ici ce ne sont pas tels ou tels qu'il a attaqués, mais les actes seuls ; que ce n'était donc pas l'envie qui l'animait, [256] mais l'amour de la liberté le plus jaloux qui fut jamais.

Sa déclaration à cet égard était bien nette, et telle que les patriotes ne pouvaient se méprendre sur sa ligne de conduite à leur égard : « Les patriotes de la Montagne aperçoivent très-distinctement les trahisons ; ils attendent même quelquefois qu'elles soient consommées pour s'en occuper. C'est ce qui leur est arrivé à l'égard de Dumouriez ; pendant six mois j'ai eu beau sonner le tocsin, ils ne les ont vues que lorsqu'il a menacé de marcher sur Paris. C'est ce qui leur est arrivé à l'égard de la faction des hommes d'État ; j'avais beau la démasquer chaque jour depuis quatre mois, ils m'ont traité de rêveur, et m'ont cent fois refusé la parole, lorsque je voulais leur dessiller les yeux ; ce n'est qu'au jugement de Louis Capet qu'ils ont commencé à les entr'ouvrir. Quoi qu'il en soit, j'aime beaucoup mes chers collègues, mais j'aime bien autrement la patrie, et quelle que soit la crainte de leur déplaire, elle n'arrêtera pas ma plume. » (Le Publiciste de la République, N° 236.)

Voilà pour les législateurs, voici pour le pouvoir exécutif : il ne ménagera pas plus les membres du comité de salut public qu'il' n'a fait à l'égard de la commission des Douze. « Le comité de salut public est mal composé ; il renferme aujourd'hui plusieurs membres sans vues et sans énérgie... Au demeurant, il est impossible que cet état de choses puisse durer longtemps encore ; nous sommes dans une anarchie complète, dans un affreux chaos. » (Ibidem, N° 223.)

Ce n'est pas qu'il ne s'occupe plus du sort des petits, comme il arrive souvent aux hommes devenus des célébrités ; le 3 juillet il écrit à la Convention : « A quoi songe votre comité de salut public ? Sommeille-t-il ou refuse-t-il d'agir ? Vous n'avez pas un instant à perdre, si vous voulez prevenir l'assassinat de cent mille patriotes. » Ou bien, c'est un citoyen qu'on poursuit pour avoir dénoncé des agents infidèles : « Quelques hommes que je ne veux point nommer, dans l'espoir qu'ils se conduiront mieux à l'avenir, ont poussé [257] les mauvais procédés jusqu'à arracher au citoyen Pio sa carte de Jacobin ; je leur déclare que s'ils ne réparent leur faute, je les peindrai sous les couleurs qu'ils méritent. » (Le Publiciste de la République, N° 232.)

C'est la même activité, la même ardeur de surveillance qu'au temps où il jouissait de toutes ses facultés physiques, où il se rendait compte des faits par lui-même ; de son lit de souffrance, l'infatigable censeur veille encore sur tous les points de Paris. On vient lui dénoncer qu'un corps de troupe est composé de contre-révolutionnaires, il écrit aussitôt : « J'ai fait remettre jeudi dernier la dénonciation au comité de salut public, j'aime à croire qu'il a pris les mesures pour faire arrêter les coupables de cette compagnie. Si cela n'était pas encore exécuté, je requiers le comité révolutionnaire de la section ; et, s'il est mal compose lui-même, je requiers tous les bons citoyens d'envelopper la caserne Popincourt, d'arrêter les sujets de cette compagnie connus par leur incivisme, et de les traduire devant la municipalité pour être livrés aux tribunaux. » (Ibidem, N° 223.) Toujours le même système ; en dernier ressort, l'action par le peuple.

Il n'y a que les lecteurs qui jusqu'ici se sont bien rendu compte de son ardente activité d'esprit et de corps, de ce besoin démesuré de tout voir et de tout faire par lui-même, de cette propension même à s'exagérer tout le bien qu'il pourrait faire s'il était là ; il n'y a peut-être que ceux qui, par tempérament, se rapprochent de la nature de Marat, qui puissent se faire une idée des souffrances qu'il dut éprouver à se sentir cloué sur son lit dans un moment aussi critique. Une fois, avons-nous dit, il voulut à toute force se lever, reprendre sa place à la Convention, prescrire toutes les mesures à prendre, sauver, pensait-il, la patrie. Le surlendemain il écrivait, le désespoir dans l'âme, les paroles que nous avons citées plus haut : « Je n'ai pu assister à la séance que deux jours ; une maladie inflammatoire, suite des tourments que je me suis donnés sans relâche, pendant quatre années [258] consécutives, pour défendre la cause de la liberté, m'afflige depuis cinq mois et me retient actuellement dans un lit. » (Le Publiciste de la République, N° 224.) C'en était bien fait cette fois, il ne devait plus se relever. On était au 23 juin ; quelques jours après, à propos du bruit qui courait que les volontaires des départements marchaient sur Paris : « Qu'ils viennent ! s'ecrie-t-il, ils verront Thuriot, Lindet, Saint-Just, tous les bons Montagnards : ils verront Danton, Robespierre, Panis, etc., si souvent calomniés ; ils trouveront en eux d'intrépides défenseurs du peuple. (Et c'est Marat qu'on a accusé de basse envie !) Peut-être viendront-ils voir le dictateur Marat ; ils trouveront dans son lit un pauvre diable qui donnerait toutes les dignités de la terre pour quelques jours de santé, mais toujours cent fois plus occupé du malheur du peuple que de sa maladie. » (Ibidem, N° 234.)

Nous croyons qu'il était frappé à mort, car le sang était brûlé, le corps couvert de dartres, résultat de cette inflammation interne ; il était littéralement dévoré par la fièvre. Pour rafraîchir sa tête brillante, il la couvrait de compresses d'eau vinaigrée ; l'estomac ne supportait plus que la boisson, et pour surexciter ses forces, gagner encore un jour, écrire une page de plus, il buvait force café, et ajoutait encore au feu inextinguible qui envahissait tous les organes.

Il me semble cependant qu'il ne soupçonnait pas toute la gravité de sa position : l'ardeur du patriote trompait la science du médecin : « Ce n'est pas à Bouchotte qu'il faut s'en prendre des mauvaises nominations, écrivait-il en juillet, mais à quelques intrigants du comité de salut public que je démasquerai bientôt. » (Ibidem, N° 231.)

Le 13 juillet n'avait pas été pour le malade une mauvaise journée ; il avait préparé son numéro du lendemain, on y lisait la curieuse appréciation qui va suivre : « Que penser du comité de salut public, ou plutôt de ses meneurs ? car la plupart de ses membres sont insouciants, ils assistent à peine deux heures dans les vingt-quatre aux séances du comité ; ils [259] ignorent presque tout ce qui s'y fait. Ils sont très-coupables sans doute de s'être chargés d'une tâche qu'ils ne veulent pas remplir : mais les meneurs sont très-criminels de remplir si indignement leurs fonctions. Dans le nombre, il en est un que la Montagne vient de renommer très-imprudemment et que je regarde comme l'ennemi le plus dangereux de la patrie. C'est Barrère, que Sainte-Foix indiquait au monarque comme l'un des constitutionnels sur lesquels on pouvait faire le plus de fond. Quant à moi, je suis convaincu qu'il nage entre deux eaux pour voir à quel parti demeurera la victoire ; c'est lui qui a paralysé toutes les mesures de vigueur, et qui nous enchaîne de la sorte pour nous laisser égorger. Je l'invite à me donner un démenti, en se prononçant enfin d'une manière à ne plus passer pour un royaliste déguise. » C'était le numéro du 14 juillet, 242e du Publiciste de la République française ; ce devait être le dernier.

Est-ce bien là ce qu'on peut appeler être fidèle à son poste de sentinelle du peuple ? Se trompait-elle dans son dernier cri d'alarme ? Se laissait-elle intimider par la puissance de ce fameux comité de salut public qui bientôt allait faire trembler toute la France ? Ne se demande-t-on pas involontairement, en songeant aux événements qui vont suivre, quelle barrière n'aurait pas opposée Marat à Maximilien Robespierre, à cette autorité dictatoriale bien plus préoccupée, ce semble, de la nécessité de se défaire de ses ennemis personnels que du devoir d'en finir avec les ennemis de la liberté publique ? Nous allons bientôt revenir sur cette question, et ce seront les faits, ce sera Camille qui répondra. [260]



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dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat41.html