Chapitre XLI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLIII


CHAPITRE XLII.

MORT DE MARAT. - FUNÉRAILLES.

JUILLET 1793.

SOMMAIRE. - La société des Jacobins envoie savoir de ses nouvelles. - Demeure de Marat. - Personnages qui composaient sa maison. - Première visite de Charlotte de Corday. - Elle adresse une lettre à Marat. - Seconde visite. - Assassinat. - Lutte de l'assassin contre Simonne et Bas. - Marat expire. - Interrogatoire de Charlotte. - Sa seconde lettre. - Émotion du public. - Charlotte est transférée à l'Abbaye. - Séance de la Convention : David promet de représenter les derniers instants de Marat. - Drouet apaise l'indignation des tribunes. - Les Cordeliers demandent et obtiennent la faveur d'inhumer leur ami auprès du lieu de leurs séances. - Séance du club des Jacobins. - Discours de Châles, de Bentabole , de Maximilien Robespierre, de Robespierre jeune. - Motions à la Commune. - Exposition du corps dans l'église des Cordeliers. - Compte rendu de l'état du cadavre par David. - Obsèques du 16 juillet. - Description de sa tombe. - Frais des funérailles. - Discours sur le corps. - Réflexions de la foule. - Fête de la translation du coeur de Marat. - Discours insensés. - Dernières paroles du président des Cordeliers. - Réflexions sur la complicité des Girondins.

Cependant le peuple commençait à s'inquiéter ; l'absence de Marat à la Convention, la nature des pièces qui composaient son journal, semblaient un indice certain que le mal avait pris de la gravité, car on connaissait son activité ; lui-même d'ailleurs n'avait pas caché l'état de sa santé. Le 12 juillet la société des Jacobins avait arrêté que des délégués du club dont Marat était président honoraire iraient prendre des nouvelles certaines chez le malade même. Maure rendant compte de sa mission : « Nous venons de voir notre frère Marat, dit-il, il est bien reconnaissant de l'intérêt que vous lui témoignez. Nous l'avons trouvé dans le bain ; une table, un encrier, des journaux autour de lui, s'occupant sans relâche de la chose publique. Ce n'est point une maladie, mais une indisposition qui ne prendra jamais les membres [261] du côté droit ; c'est beaucoup de patriotisme pressé, resserré dans un très-petit corps : les efforts violents du patriotisme, qui s'exhale de toutes parts, le tuent. Il. se plaint de l'oubli de la Convention qui a négligé de lire plusieurs mesures de salut public qu'il lui a adressées. » (Journal des Débats des Jacobins, 16 juillet 1793.) L'Ami du peuple avait déjà répondu la veille à d'autres délégués cordeliers qui étaient venus le conjurer de ménager sa santé : « Dix ans de plus ou de moins sur la durée de ma vie ne m'occupent nullement ; mon seul désir est de pouvoir dire à mon dernier soupir : Je meurs content, la patrie est sauvée. » C'était encore trop ambitionner ; pour moins de désillusion, n'aspirons jamais qu'à remplir un devoir de conscience, en nous dévouant au salut de tous.

Les dépositions des commissaires jacobins prouvent que, comme nous l'avons avancé, Marat ne se croyait pas si fort en danger ; on était en outre si habitué à le savoir souffrant, que cette assurance de Maure dut calmer les esprits ; comme en tout temps, d'ailleurs, on l'avait peu aperçu dans les clubs ou dans les réunions patriotiques, son absence était moins remarquée ; on se résout rarement aussi à envisager de près ce qu'on appréhende. Le peintre et député David faisait aussi partie de la commission ; c'est lui qui nous apprend qu'une lèpre couvrait le corps de l'Ami du peuple, et que son sang était brûlé. (Moniteur, séance du 15.) C'est ce détail qui a servi de fondement à toutes les répugnantes peintures que nous ont laissées les contre-révolutionnaires.

La journée du 13, avons-nous dit, n'avait pas été mauvaise ; les bains, dont le malade faisait un usage fréquent, le soulageaient en effet ; quand le corps y était plongé, Marat ne sentait plus les ardentes démangeaisons qui le dévoraient, alors le cerveau se calmait, les idées revenaient, le journaliste se remettait à la tâche ; aussi sortait-il le moins possible de la baignoire, qu'on recouvrait d'un drap ; la tête seule et les bras étaient libres ; une planche placée en travers lui [262] servait de table et d'appui-main ; le reste, comme le commissaire Jacobin vient de nous l'apprendre. Avant d'assister à la scène terrible qui va se passer dans quelques heures, esquissons le plan des localités, l'intérêt y gagnera.

Le logement qu'habitait l'Ami du peuple, rue des Cordeliers, n° 30 (aujourd'hui, rue de l'Ecole de Médecine, n° 22), était loué au nom de Simonne Évrard. Situé au premier étage, il se composait, si nous en jugeons d'après les procès-verbaux, de cinq pièces : une antichambre éclairée par une fenêtre donnant sur la cour à gauche ; quand on était entré dans cette antichambre et adossé à la porte, trois pièces se présentaient sur le même plan : une à droite, éclairée par une fenêtre donnant sur la cour ; une chambre à coucher à gauche, ayant vue sur la rue par deux croisées en verre de Bohème ; et, entre ces deux pièces, un cabinet servant de salle de bain, probablement éclairé par un vitrage. La cinquième pièce enfin était le salon, qui avait entrée par une porte donnant dans l'antichambre à gauche, avec jour sur la rue des Cordeliers. (Publication de M. C. Vatel.)

Le personnel se composait de Marat, de Simonne Évrard, qui passait pour sa soeur, de Catherine Évrard, soeur de Simonne, mariée à un imprimeur du journal l'Ami du peuple, de Jeannette Maréchal, cuisinière, du citoyen Laurent Bas, qui aidait au service du journal, de trois femmes attachées à la maison comme plieuses.

Le samedi 13 juillet, vers onze heures et demie, un fiacre s'arrêtait devant la porte de l'Ami du peuple ; une jeune femme se présente (peut-être pour la seconde fois dans la journée, les rapports diffèrent sur cette circonstance) à la porte de l'antichambre, et demande à parler au citoyen Marat ; elle a, dit-elle, des choses fort intéressantes à lui apprendre. Simonne Évrard lui répond qu'elle ne peut l'admettre, que l'état du malade ne permet de laisser pénétrer personne. La jeune femme insiste, Simonne est inébranlable. « - Mais, quand faudra-t-il revenir ? - Je ne puis [263] vous assigner d'époque, ne sachant quand Marat sera rétabli. » La visiteuse se retire ; la mort laissait encore à l'Ami du peuple quelques heures de répit. Sisyphe se remit à la tâche ; c'est alors qu'il rédigea son numéro du lendemain 14, sa dernière dénonciation contre Barrère, ce prototype de l'homme de loi qui nagea si bien en effet, comme l'avait écrit le dénonciateur, qu'il a successivement traversé la Terreur, dont il s'est fait le pourvoyeur, le Directoire, sous lequel il a fait le mort, l'Empire, dont il était l'agent secret, la Restauration, qui le trouva trop infâme pour le prendre à ses gages ; il a si bien nagé, enfin, qu'il n'est mort qu'en 1841, à l'âge de quatre-vingt-six ans, pensionné par le roi Louis-Philippe, qui payait peut-être les dettes du fils de Philippe-Égalité.

Le soir du même jour, vers les sept heures et demie, l'Ami du peuple reçoit par la poste une lettre ainsi conçu : « Je viens de Caen. Votre amour pour la patrie doit vous faire désirer de connaître les complots qu'on y médite. J'attends votre réponse. »

La signataire était la même personne qui s'était présentée dans la matinée, et qui, revenue chez elle, avait résolu d'écrire pour obtenir la permission d'être introduite. Mais il est probable que, dans l'impatience où elle était d'accomplir son dessein, elle s'était décidée à faire, en attendant la réponse directe, une nouvelle tentative ; car vers les huit heures, quoiqu'elle eût été si mal accueillie le matin même, elle se présente de nouveau. Cette fois c'est la citoyenne Pain, concierge de la maison et plieuse, qui la reçoit et réitère qu'il est impossible d'entrer. Une contestation assez vive s'élève, Marat entend du bruit, croit reconnaître qu'il s'agit justement de la personne qui vient de lui écrire, il ordonne qu'on laisse pénétrer la citoyenne. Il était dans son bain, recouvert d'un drap, comme d'habitude ; Simonne était auprès de lui. Par discrétion, celle-ci se retire dans le salon, et laisse seule avec le malade la visiteuse qui s'assied, sans trahir la moindre émotion, à la tête de la baignoire, de façon que Marat, obligé [264] de se tourner de côté pour lui répondre, se trouvât embarassé par ce mouvement et ne s'aperçut pas des siens ; la conversation s'engage entre elle et l'Ami du peuple sur l'objet des prétendues révélations.

« Que se passe-t-il à Caen ?

- Dix-huit députés de la Convention, d'accord avec le département, y règnent.

- Quels sont leurs noms ? »

La visiteuse les désigne et Marat prend note ; à fin de liste, l'Ami du peuple aurait ajouté : « Ils ne tarderont pas à être guillotinés. » Telles sont du moins les paroles que cite la jeune femme, au moment même du premier interrogatoire ; plus tard elle arrangera son plaidoyer, et Marat lui aurait dit : « Je les ferai bientôt tous guillotiner à Paris. » Quoi qu'il en soit, sur cette réflexion elle se lève, et lui porte un coup de couteau. « A moi, ma chère amie, à moi ! » s'écrie Marat, et il s'affaisse sur lui-même.

Tous accourent à ces cris. Simonne se précipite vers la baignoire : « Ah ! mon Dieu, il est assassiné ! » Éperdue, elle crie au secours, aperçoit l'assassin qui se défend vigoureusement contre l'homme de peine et la cuisinière ; elle se jette sur cette femme, et tous trois la précipitent à terre ; alors elle revient vers son ami, le sang coulait à flots de la profonde blessure, elle y porte la main pour l'arrêter ; inutile, Marat était mort ; le couteau avait pénétré sous la clavicule du côté droit si profondément que le chirurgien, quelques minutes après, put faire pénétrer l'index de toute sa longueur à travers le poumon blessé ; le tronc des carotides avait été ouvert.

Cependant l'assassin s'était relevée et avait essayé de s'enfuir ; déjà elle était dans l'antichambre quand Bas, l'homme de peine, saisit une chaise et lui assène un coup qui la renverse ; elle se relève une troisième fois, c'est alors que le commissionnaire la saisit par les seins, la terrasse, et la frappe avec rage. Les plieuses s'étaient enfuies en [265] appelant du secours ; en quelques secondes l'appartement se trouva envahi par les voisins ; la criminelle ne pouvait plus échapper, elle était tenue à terre par la foule qui la pressait à l'étouffer.

Parmi les voisins accourus les premiers au bruit de cet événement, se trouvait un locataire de la maison, le citoyen Lafondée, chirurgien-dentiste ; il se précipite vers la victime baignée dans son sang ; plus de pouls, plus de mouvement ; il fait retirer le cadavre, il aide à le transporter sur le lit, applique des compresses sur la plaie, en attendant le chirurgien Pelletan, qui déclare bientôt qu'en effet tout secours est inutile.

On se rappelle que Marat avait écrit quelque temps auparavant : « Si je meurs assassiné, vous savez quelle main portera le coup. » Suivons l'enquête.

Sur la clameur publique qu'il y avait un grand rassemblement dans la rue des Cordeliers, qu'un meurtre venait d'être commis sur la personne du citoyen Marat, député à la Convention nationale, Guellard, commissaire de police de la section du Theâtre-Français, se transporte à la maison de l'Ami du peuple. Il entre, l'antichambre était remplie de citoyens armés ; l'assassin, dont on tenait les poignets, paraissait résignée ; son calme imposait, la scène était terrifiante d'aspect et de tumulte ; du sang partout, il avait jailli jusqu'à terre et y formait une mare coagulée ; il s'était mêlé à l'eau de la baignoire, on aurait dit une mer de sang ; de tous les côtés des visages bouleversés par la stupeur, la colère ou la terreur ; on se demande comment cette femme n'a pas été mille fois écharpée ; plus tard elle écrivit à Barbaroux qu'elle s'y attendait ; elle a oublié de nous communiquer ses réflexions en songeant que tout ce peuple, qu'on lui avait dépeint comme une bande de brigands, ne l'avait pas foulé aux pieds au moment où elle venait d'égorger son ami.

Le commandant du poste voisin, le citoyen Martin Cuisinier, était monté avec ses hommes de garde ; sur l'ordre [266] du commissaire, il fit passer la prévenue dans le salon pour procéder à l'interrogatoire. Interrogée sur ses nom, prénoms, âge, qualité, pays, demeure, elle a répondu se nommer Marie-Anne-Charlotte de Corday, ci-devant d'Armont, native de la paroisse Saint-Saturnin-des-Ligneries, diocèse de Sées, âgée de vingt-cinq ans moins quinze jours, vivant de ses revenus et demeurant ordinairement à Caen, lieu de sa résidence.

« - Qui vous a déterminée à commettre cet assassinat ?

« - Ayant vu la guerre civile sur le point de s'allumer dans toute la France, et persuadée que Marat était le principal auteur de ce désastre, j'ai préféré faire le sacrifice de ma vie pour sauver mon pays. » Elle a affirmé en outre n'avoir communiqué son projet à âme qui vive. Et dans l'interrogatoire subi quelques jours après devant le tribunal révolutionnaire, elle ajoutait : « Je n'avais dit mes projets à personne ; au reste, je n'ai pas cru tuer un homme, mais une bête féroce qui dévorait tous les Français... Il entretient la guerre civile pour se faire nommer dictateur... il est l'auteur des massacres de septembre ; il a attenté à la souveraineté du peuple en faisant arrêter les députés au 31 mai...

« - D'où induisez-vous que Marat était une bête féroce ?

« - Par tous les troubles qu'il a excités et par les massacres dont il est l'auteur ; et dernièrement à Caen il faisait accaparer le numéraire à tout prix. La preuve c'est qu'un particulier a été arrêté muni d'argent qu'il apportait à Paris ; on fait actuellement son procès. »

Le commissaire la fouille ; entre divers objets, il trouva dans sa gorge la gaîne du couteau avec lequel elle avait commis le meurtre, et qu'elle avait acheté le matin au Palais Royal ; dans sa poche était une lettre qu'elle y avait mise dans le cas où elle n'aurait pas été reçue quand, à huit heures, elle s'était présentée de nouveau chez Marat ; cette lettre était ainsi conçue : « Je vous ai écrit ce matin, Marat, avez-vous reçu ma lettre ? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a [267] refusé votre porte ; j'espère que demain vous m'accorderez une entrevue. Je vous le répète, j'arrive de Caen ; j'ai à vous révéler les secrets les plus importants pour le salut de la République. D'ailleurs, je suis persécutée pour la cause de la liberté ; je suis malheureuse, il suffit que je le sois pour avoir droit à votre protection. » Singulier monstre qu'on est plus sûre d'attendrir en se disant malheureuse et persécutée pour la liberté !

L'émotion du dehors, moins profonde, n'en était que plus exaltée ; en quelques minutes la rue des Cordeliers s'était encombrée de curieux ; c'était d'ailleurs un des quartiers les plus populeux et les plus agités de Paris ; le club des Cordeliers, sis à quelques pas de la maison de l'Ami du peuple, y attirait des patriotes de tous les points. Notre ami est mort, se disait-on ; il vient d'être assassiné ! Alors commençaient les commentaires, qui s'augmentaient de toutes les circonstances extraordinaires que l'imagination si mobile d'un peuple en guerre civile et affamé peut ajouter : c'était le signal de l'égorgement de tous les patriotes ; les départements marchent sur Paris, les royalistes nous massacreront tous ; ils se vengeront de septembre, c'est évident ; hier c'était Bourdon qu'ils tuaient, aujourd'hui c'est Marat, demain ce sera Robespierre ou Danton, puis nous tous ; que faire ? Hélas, Marat n'est plus là pour nous guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait tout révéler. Et l'agitation croissait de plus en plus, car il y avait pour chacun péril de vie, car tous étaient compromis à cette époque où c'était un parti, et le plus suspect, que de n'en pas prendre. Les femmes surtout paraissaient les plus exaltées ; c'était une femme qui avait frappé, or, il semblait que toutes les autres eussent intérêt à réparer ce crime ; et comment ? Par l'immolation la plus expéditive de la coupable. Nous croyons que si sa qualité de femme n'eût pas été pour Charlotte un rempart contre la colère des hommes, l'assassin ne serait pas arrivée saine et sauve à l'Abbaye, quand à minuit, après [268] l'interrogatoire, elle partit de la maison de l'Ami du peuple pour être transférée à la prison. Voici quel compte Drouet rendit de ce périlleux trajet : « J'ai conduit l'assassin à l'Abbaye. Lorsque nous sommes sortis, on la fit monter dans une voiture où nous entrâmes avec elle, et tout le peuple se mit à faire éclater les sentiments de sa colère et de sa douleur. On nous suivit. Craignant que l'indignation dont on était animé ne portât le peuple à quelque excès, nous prîmes la parole et nous lui ordonnâmes de se retirer. A l'instant on nous laissa passer. Ce beau mouvement opéra un effet singulier sur cette femme ; elle tomba d'abord en faiblesse, puis étant revenue à elle, elle témoigna son étonnement de ce qu'elle était encore en vie. »

Le commissaire Guellard avait envoyé prévenir de l'horrible attentat le comité de salut public, celui de sûreté générale de la Convention et le conseil de la commune. Ceux-ci avaient immédiatement envoyé des délégués pour prendre les plus exactes informations, ce qui explique pourquoi l'assassin resta quatre heures exposée à la vengeance de la foule, avant d'être mise en lieu de sûreté. Nous n'avons plus à nous occuper de Charlotte de Gorday ; elle aspirait surtout à se faire un nom, elle l'a acquis ; l'histoire dira quelle épithète il convient d'y ajouter. Entrons à la Convention, puis aux Jacobins pour mieux juger de l'effet produit par cette épouvantable catastrophe.

Ce n'est que lendemain 14 qu'il fut question du meurtre à la Convention. Chacun s'était empressé d'y accourir, désireux d'apprendre quelques nouvelles certaines, car dans la nuit toute la ville avait été en éveil, tant on se croyait à la veille d'un massacre général.

C'était Jean-Bon Saint-André qui présidait. Tout le monde était dans l'attente de ce qu'il allait dire ; le président, d'une voix émue : « Citoyens, un grand crime a été commis sur la personne d'un représentant du peuple : Marat a été assassine chez lui. » [269]

A cet instant plusieurs sections se présentent avec des adresses. C'est celle du Panthéon qui demande pour l'Ami du peuple les honneurs dus aux grands hommes : « C'est une dette que l'Assemblée doit reconnaître dès aujourd'hui, sauf à la payer plus tard conformément au décret : les mânes du Caton français ne seront point offensés de cet honorable sursis. Le coeur de tous les bons républicains lui fait d'avance un Panthéon plus durable et plus glorieux. »

Puis les députés de la section du Contrat social : « Où es-tu, David ? s'écria l'orateur ; tu as transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant pour la patrie, il te reste encore un tableau. »

DAVID. « Aussi le ferai-je. » - Et vous, législateurs, décrétez une loi de circonstance. Le supplice le plus affreux n'est pas assez pour venger la nation d'un aussi énorme attentat. Anéantissez pour jamais la scélératesse et le crime. Apprenez aux forcenés ce que vaut la vie, et au lieu de la leur trancher comme un fil, que l'effroi des tourments désarme les mains parricides qui menacent la tête des représentants du peuple ! »

Guirault l'inspiré ne nous paraît pas heureux dans ses amplifications oratoires à grand effet. Vouloir enchérir sur le guillotineur, c'était pitié ; c'était rivaliser d'infamie avec ce valet de bourreau qui, après le supplice, dit-on, prit la tête de Charlotte et la souffleta devant la foule.

Quelques membres de l'Assemblée prirent tour à tour la parole et s'essayèrent dans des improvisations élogieuses plus ou moins sincères, on généralement domine l'ampoule. Il y eut cependant quelques bonnes réflexions.

DROUET. « Tout l'or de la terre n'avait pu séduire son âme républicaine, on l'assassine pour le réduire au silence. » Et sentant l'émotion qui gagnait les tribunes, et voulant en prévenir l'explosion redoutable, l'orateur ajoutait : « Vous voulez être vengés, vous le serez ; mais faisons tourner au profit de la liberté un malheur public qu'il n'a pas été en notre pouvoir d'empêcher. Amis, il ne faut pas que le désir [270] immodéré de satisfaire aux mânes de ce zélateur ardent de la liberté trouble l'harmonie qui règne dans cette cité. Songez, citoyens, que nos ennemis n'attendent que cela. Soyez calmes, vous serez vengés et la liberté triomphera ; elle ne dépend pas de la vie d'un homme ; il en existe encore qui ambitionnent le sort de notre collègue et qui voudraient verser jusqu'à la dernière lutte de leur sang pour cimenter la révolution. » (Moniteur)

Le 15, sur la proposition de Chabot, la Convention décide qu'elle assistera en corps aux funérailles : « Puisque la Montagne devait partager son sort, nous devons aller jurer sur sa tombe de défendre aussi constamment que lui la cause du peuple. » Bentabole demande qu'on constate les dettes de Marat et que la nation les paye, pour prouver qu'il n'était pas soudoyé par l'anarchie.

Des pétitionnaires sont admis à la barre, et comme il ne faut pas se répéter et qu'il faut en finir, d'étranges propositions sont faites. L'un demande : « Que le corps de Marat soit embaumé et porté dans tous les départements. Que dis-je ? que toute la terre voie les restes de ce grand homme ! »

La section du Theâtre-Français (des Cordeliers) vient annoncer qu'elle se propose d'inhumer Marat ; l'un de ses membres prend la parole : « Dépositaires de ses restes, nous demandons, pour prix de l'amitié qu'il nous a toujours vouée, la faveur de les inhumer provisoirement sous les mêmes arbres où il nous instruisait, sous les arbres de la section à l'ombre de laquelle nous lui élèverons un tombeau de gazon, sur lequel on lira :

Ci-gît Marat
Assassiné par les ennemis du peuple
Dont il fut constamment l'ami. »
(Moniteur.)

Avons-nous besoin d'ajouter que la plupart de ces demandes des sectionnaires sont accordées avec [271] enthousiasme. Il y eut un moment où l'Assemblée se fit réellement l'interprète des sentiments qui animaient la foule. Le président avait dit : « Ceux qui nous parlaient sans cesse de leur morale, de leurs principes, de leur attachement aux lois, se rendent coupables des crimes les plus atroces. L'Assemblée saura venger la nation. » A ces mots, les tribunes se lèvent, et : « Oui, oui, nous le vengerons ! » Il était politique que la Convention prît l'initiative de la vengeance ; pour rassurer les esprits au dehors.

Au reste, Marat était mort, on pouvait, sans trop de risques, être juste envers lui ; aussi la Convention le fut-elle sous le coup de la première impression ; pour être vrai, il faut dire qu'elle aurait été mal avisée de marchander en ce moment les services rendus à la cause de la liberté par l'Ami du peuple ; les tribunes l'en auraient avertie. Plus tard, la pression du dehors devenant moins vive, elle oubliera même de voter un morceau de pain à la veuve de celui qui s'était ruiné pour la cause de tous. Bonne leçon pour le peuple ; on ne lui accorde que ce qu'il exige.

Celui qui aurait pu pénétrer en même temps dans tous les clubs, dans toutes les assemblées de sections, aurait été terrifié des motions qui s'y faisaient ; il était aisé de juger que la peur de chacun avait bien plus de part à cette exaltation que le véritable regret. De là des exagérations insensées.

A la société des Jacobins surtout, ce fut une explosion de colère qui tenait de la démence. Le 14, c'était un dimanche, le club s'assemble. Le premier qui se présente, c'est le citoyen Bas. Nous avons vu qu'il s'était colleté avec l'assassin, il l'avait terrassée ; peu s'en fallut que le pauvre homme passât pour un personnage extraordinaire ; on applaudit ses moindres paroles, on l'embrasse, les moindres détails seront religieusement reproduits.

D'autres sociétés affiliées viennent témoigner de leur désir que tous les amis de la liberté se serrent mutuellement, [272] fraternellement, pour résister au despotisme. Elles expriment en outre leurs regrets sur l'horrible malheur qui vient de frapper la République. Le premier cri part de l'âme ; c'est un cri de peur ; le reste n'est plus qu'affaire de convenance, car, à part quelques patriotes, les Jacobins étaient peu maratistes.

LE PRÉSIDENT. « Chaque larme que les patriotes répandent sur la tombe de l'homme illustre que nous regrettons formera la source des héros qui doivent le venger un jour. » Chaque fois que vous entendrez le pathos monte à son extrême puissance, soyez sûr, comme en cette circonstance, que c'est David qui vient de parler.

Les propositions se succèdent.

CHALES. « La principale raison de la haine qu'avaient vouée à Marat tous les aristocrates, c'est sa lutte ferme et courageuse, c'est la guerre qu'il leur faisait sans repos. Souffrirons-nous que ces monuments éternels de son esprit et de son courage demeurent inconnus à la postérité ? Il ne faut pas que son travail soit perdu, que son oeuvre cesse ; je demande que la Société arrête que le Journal sera continué (on applaudit) avec cette énergie, avec ce feu brûlant qui le caracterisaient...

« Je demande que tout ce qui fut propriété de Marat, que ses presses surtout ne passent pas en des mains étrangères, que les Jacobins se hâtent d'en faire l'acquisition. »

BENTABOLE. « Il est beau sans doute de voir des citoyens se proposer pour remplacer Marat, mais cette tâche n'est pas si facile qu'on le croit.

« Quand nous aurons trouvé un homme qui, comme Marat, ait passé depuis quatre ans les nuits entières à méditer sur le bonheur du peuple et la chute des tyrans ; qui ait combattu avec une égale audace les rois, les prêtres, les nobles, les intrigants, les fripons et les conspirateurs ; qui ait bravé le fer, le feu, les poisons, les cachots, l'échafaud même, celui-là sera digne d'être substitué à Marat, devra, après lui sans doute, tenir le premier rang. » [273]

Ici Bentabole demande qu'on rappelle Fréron, en mission, comme le seul capable de remplacer provisoirement l'Ami du peuple.

Les paroles de Bentabole étaient le plus bel éloge qu'on put faire de Marat ; dire qu'on ne pouvait pas le remplacer, la société des Jacobins tout entière dût-elle se présenter pour accomplir la tâche, c'était vrai, c'est ce qu'on devait bientôt reconnaître. Non pas que le club manquât de patriotes ; mais la persistance, mais l'unité de point de vue, mais cette pénétration, cette connaissance des hommes qui n'est pas le fait d'une collectivité de travaux, mais le résultat de longues études préliminaires, d'observations suivies ; mais cette expérience du soldat habitué à la guerre, voilà ce qu'on ne pourrait remplacer ; le peuple allait bientôt comprendre quelle perte il avait faite ; trop tard, hélas ! comme il arrive toujours.

Bentabole, poursuivant, propose deux autres mesures : la première, qu'on rende à Marat les honneurs du Panthéon, et la seconde, qu'on fasse constater l'état de sa fortune pour répondre aux calomniateurs qui ont osé dire que l'Ami du peuple était vendu à l'étranger, et afin « qu'il devienne manifeste à tous les Français que Marat, arrivé à l'époque de la Révolution dans un état d'aisance, vit depuis décroître sa fortune, qu'il vécut constamment pauvre, pur, et que sa succession n'offre que des dettes. » Il demande que ces dettes deviennent le patrimoine de la nation, qui se chargera de les acquitter.

Chacune de ces propositions fut adoptée avec le plus vif enthousiasme. Alors Robespierre monte froidement à la tribune : aucune de ses paroles, en cette grave circonstance, ne doit être perdue ; elles sont trop révélatrices.

« Je n'aurais pas demande la parole, si le droit d'entretenir la société ne m'était en quelque sorte dévolu dans ce moment ; si je ne prévoyais que les honneurs du poignard me sont aussi réservés, que la priorité n'a été déterminée [274] que par le hasard, et que ma chute s'avance à grands pas. »

Que les honneurs du poignard lui aient été réservés, c'est ce que la suite des événements n'a pas prouvé. Que le coup n'ait été déterminé que par le hasard, c'est ce que n'attestent guère les déclarations explicites de l'assassin, son dessein formé à Caen sous l'instigation contre-révolutionnaire des brochures, des journaux, des motions publiques des Girondins fugitifs se proclamant victimes de Marat. Qui, d'ailleurs, essayera de comparer la lutte personnelle que l'Ami du peuple a soutenue contre la Gironde pendant dix-huit mois, aux discours de Robespierre ? Marat n'a été frappe au 13 juillet que parce que les hommes d'État l'avaient désigné à la mort dès avril ; ils venaient de faire assassiner celui qu'ils n'avaient pu guillotiner. C'était logique.

Quant à Maximilien, qui ne fait pas difficulté de revendiquer pour lui les honneurs d'un coup de couteau reçu par l'Ami du peuple, nous croyons que l'histoire ne saurait mesurer le mérite des hommes à l'importance qu'ils s'adjugent, mais aux actes accomplis. Or, qui, jusqu'à cette époque, avait fait plus contre les ennemis de l'intérieur que Marat, contre les ennemis de l'extérieur que Danton ? L'importance de Robespierre devait sans doute être grande dans la suite, elle n'était que très-faible à cette époque.

« On vous demande, poursuit Maximilien, de discuter la fortune de Marat. Eh ! qu'importe à la République la fortune d'un de ses fondateurs ? Est-ce d'un mémoire qu'on va nous entretenir, lorsqu'il s'agit encore de combattre pour elle ?

« L'on réclame les honneurs du Panthéon ! Et que sont-ils ces honneurs ? Qui sont ceux qui gisent dans ces lieux ? Excepté Lepelletier, je n'y vois pas un homme vertueux. Est-ce à côté de Mirabeau qu'on le placera, de cet homme qui ne mérita de réputation que par une profonde scélératesse ? Voilà donc les honneurs qu'on sollicite pour l'Ami du peuple ! » [275]

BENTABOLE. « Oui, et qu'il obtiendra malgré les jaloux. »

Qu'aurait voulu Robespierre en dernière analyse ? Il était facile de le prévoir. Il poursuit :

« Ce n'est point aujourd'hui qu'il faut donner au peuple le spectacle d'une pompe funèbre ; mais quand, enfin victorieux, la République affermie nous permettra de nous occuper de ses défenseurs, toute la France alors le demandera, et vous accorderez sans doute à Marat les honneurs que sa vertu mérite, que sa mémoire exige. Savez-vous quelle impression attache au coeur humain le spectacle des cérémonies funèbres ? Elles font croire au peuple que les amis de la liberté se dédommagent par là de la perte qu'ils ont faite et que dès lors ils ne sont plus tenus de les venger ; satisfaits d'avoir honoré l'homme vertueux, ce désir de la vengeance s'éteint dans leur coeur, et l'indifférence succède à l'enthousiasme, et sa mémoire court les risques de l'oubli. »

Tout cela signifiait: Si vous voulez ne pas oublier Marat plus tard, commencez par l'oublier présentement ; si vous voulez plus sûrement venger sa mort, commencez par ne pas venger sa mémoire calomnié ; et pour réhabiliter plus sûrement son nom, attndez que les témoins à charge ou à décharge ne soient plus là. Nous avons vu, à propos de la mort de Lepelletier, que Marat pensait tout autrement, qu'il croyait qu'on doit être très-économe de louanges envers les vivants, et très-prodigue envers les morts. Enfin il est permis d'être de l'avis de Marat et de Bentabole, en attendant que l'histoire plus spéciale de Robespierre ait confirmé son intention réelle. Pour nous, nous croyons que c'est sur la tombe solennellement entr'ouverte des martyrs que se prêtent les serments les plus sincères de les venger ; nous croyons que les honneurs publics rendus aux morts sont les plus vifs encouragements laissés aux survivants, aux âmes vraiment ambitieuses d'immortalité, aux nobles entre toutes. (D'après le Journal des Jacobins du 17 juillet.) [276]

Robespierre jeune ne partageait pas les appréhensions du patriotisme un peu trop scrupuleux de son frère ; nous voyons qu'à la séance du 15, il demande que la société fasse enfin connaître à la France quel était cet homme qu'on avait peint comme un cannibale, un buveur de sang, un monstre qui n'aurait pas pu soutenir les regards de l'humanité. Il rapelle combien au contraire Marat était bienfaisant, humain ; il cite quelques traits qui attendrissent la société.

Dufourny, lui succédant à la tribune, traite la question relative au Panthéon et réfute l'objection présentée par Maximilien : « La justice ne coute jamais au peuple. C'est ce que je réclame en cette occasion ; il faut que le peuple remplisse deux devoirs importants : il faut qu'il dépose Marat au Panthéon, il faut qu'il en fasse sortir Mirabeau. »

Un Jacobin enchérissant demande que le coeur de Marat reste à la société dont il est la propriété naturelle. Halin répond que les Cordeliers, dont Marat fut membre avant que d'être Jacobin, s'en sont déjà emparés et ne consentiront jamais à s'en défaire.

Un autre coupe court au débat qui allait se soulever à ce sujet, en proposant de conserver, au lieu du ceour de Marat, son esprit. On applaudit, et il est décidé qu'une société de gens de lettres poursuivra l'oeuvre de l'Ami du peuple. (Journal des débats des Jacobins du 18 juillet.)

Le lendemain le frère de Lepelletier, avec le concours de Camille Desmoulins, rédigeait une adresse à tous les Français, sur la mort de l'Ami du peuple ; elle leur avait été demandée par la société pour être envoyé aux affiliés des départements. (Journal des Jacobins, N° 458.)

Mais la commune surtout avait été terrifié; chargée de l'ordre, elle sentait combien il allait être difficile de le maintenir dans une telle circonstance. Ce fut Henriot, commandant de la force armée, qui le premier y annonça la mort de Marat : « Jurons, dit-il, de venger tous la mort de ce grand homme ! » En ce moment, le procureur Hébert celui-là même [277] que la commission des Douze avait fait emprisonner en mai, et que Marat avait fait élargir, Hébert s'adressant à ses collègues : « Je regarde cet événement comme le plus désastreux qui soit arrivé depuis l'établissement de la République. Sans doute le jour de la mort d'un patriote devrait être le dernier jour de tous les aristocrates ; mais ne servez pas les intentions de ses ennemis. Tenez une contenance ferme, mais prudente. » Il faut savoir gré au rédacteur du Père Duchêne d'une sagesse que son journal ne permettait pas de soupçonner.

Le fait est qu'il est permis de penser que les Girondins fugitifs, résolus à chercher, pour dernière ressource, leur salut dans l'excès du mal, avaient pu espérer que l'assassinat de l'Ami du peuple porterait les Parisiens à des extrémités qui achèveraient de soulever la France contre Paris. Or, c'était pour déjouer cet infernal dessein que les agents de l'autorité municipale conjuraient le peuple de veiller sur lui-même. De là aussi toutes les mesures sans grande portée en elles-mêmes, mais auxquelles cependant la commune avait l'air de donner une importance solennelle, pour donner le change aux idées de représailles. Ce qu'il fallait avant tout éviter, c'était l'éclat d'une juste indignation.

« Je propose pour l'Ami du peuple, dit Hebert, les honneurs de l'apothéose. »

UN AUTRE : « Que son buste soit placé dans le sein du conseil général. »

UN SECTIONNAIRE : « Que son corps soit porté à la suite du cortège qui doit orner la fête du 14 juillet. »

Le sculpteur Beauvallet est autorisé par le conseil à mouler la figure du martyr.

Toutes ces motions, suivies d'applaudissements frénétiques, circulaient bientôt dans la ville, soupiraux pratiqués au volcan pour prévenir l'éruption.

Toute la section du Theâtre-Français fut invitée à porter le deuil. [278]

La porte de la maison mortuaire fut couverte d'inscriptions ; on y lisait entre autres celle-ci :

Peuple, Marat est mort ; l'amant de la patrie,
Ton ami, ton soutien, l'espoir de l'affligé
Est tombé sous le coup de la horde flétrie ;
Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé.

Et cette autre un peu meilleure :

Qu'entends-je, ô ciel ! un poignard homicide
Vient de plonger Marat dans la nuit du tombeau !
Patriotes, pleurez ; vous n'avez plus de guide,
Et le civisme a perdu son flambeau.

Enfin la société des Cordeliers, celle que l'Ami du peuple avait adoptée de préférence, qui l'avait défendu dès les premiers jours de la Révolution, puis recueilli, caché contre les sbires de Lafayette, les Cordeliers demandent à être autorisés à déposer dans le lieu de leurs séances le coeur de Marat. Ce privilège leur est accordé.

Cependant, depuis deux jours que l'assassinat avait été commis, rien encore n'avait été définitivement statué sur les funérailles de Marat, tant les esprits étaient troublés ; la foule continuait à encombrer la rue des Cordeliers, tout le monde aurait voulu voir une fois encore l'Ami du peuple ; il est donc vrai qu'on ne sent tout le prix d'un bien que quand il est perdu. Il avait été impossible d'exposer le corps dans la maison mortuaire, à cause des difficultés locales ; on avait du prendre même les plus grandes précautions pour l'embaumement, car la décomposition du sang avait été si prompte qu'on craignait à chaque instant que les chairs ne se détachassent d'elles-mêmes ; d'heure en heure, elles se putréfiaient ; pour pouvoir stationner à cote du cadavre on était obligé de brûler des aromates en quantité considérable ; c'est pourquoi les autorités seules avaient accès, ou les amis intimes. Simonne Évrard, profondément triste, mais calme [279] et résignée comme la statue de la vraie douleur, ne quittait pas le chevet du lit ; insensible à tout ce qui se passait autour d'elle, seule peut-être elle sentait réellement toute l'irréparabilité de la perte qu'elle venait de faire, que tout ce peuple qui bourdonnait au dehors avait faite.

Le 15 au soir, Drouet, à l'ouverture de la séance de la Convention, prit la parole pour réclamer l'impression du discours qu'il avait prononcé la veille, et il ajouta : « Voilà quarante-deux heures que les restes de notre collègue sont sans sépulture. »

BENTABOLE. « Je demande qu'on s'occupe des moyens d'honorer sa mémoire ; je demande que le comité d'instruction publique nous présente le mode d'après lequel on fera les funérailles de l'Ami du peuple. »

DAVID. « Hier, le Chirurgien qui a embaume son corps m'a envoyé demander de quelle manière nous l'exposerions aux regards du peuple dans l'église des Cordeliers... J'ai pensé qu'il serait intéressant de l'offrir dans l'attitude où je l'ai trouvé, écrivant pour le bonheur du peuple. »

L'inquiétude causée par l'insurrection des départements ; les menaces de Wimpfen, général des troupes contre-révolutionnaires, de se présenter à la tête de son armée de soixante mille hommes pour immoler tous les Montagnards ; les proclamations incendiaires des Girondins fugitifs ; l'appréhension des connivences entre les royalistes cachés à Paris et ceux des provinces soulevées, tant de dangers réels avaient fait ajourner la fête anniversaire du 14 juillet. Mais les patriotes se disposaient à la remplacer par la solennité qu'ils donneraient aux obsèques de Marat.

On avait d'abord officiellement annoncé qu'elles auraient lieu le 17, on fut oblige d'avancer le jour de l'inhumation. La section du Theâtre-Français (des Cordeliers) avait obtenu la faveur d'être gardienne du corps transporté dans l'église des Cordeliers, et déposé sous une estrade de quarante pieds d'élévation ornée de tentures tricolores. David avait fait [280] couvrir le corps d'un drap mouillé ; en outre, pour combattre la putréfaction, on y brûlait continuellement des parfums, on y répandait des odeurs ; aux deux côtés on avait déposé la baignoire et la chemise teinte du sang du martyr ; tout était disposé de manière à rappeler les circonstances qui avaient accompagné la mort.

C'est le mardi 16, vers les cinq heures du soir, que commença la cérémonie funèbre. David en avait été nommé l'ordonnateur. La bière était déposée sur une sorte de lit de repos élevé sur des gradins, et portée par douze hommes. La simplicité des ornements rappelait la noble indigence de l'Ami du Peuple ; tout disposait au recueillement, à la douleur, au deuil. De jeunes filles vêtues de blanc et de jeunes garçons, portant à la main des branches de cyprès, environnaient le corps. La Convention suivait tout entière ; puis venaient les autorités, puis les clubs, puis la foule. Le chemin était court de l'église à l'emplacement destiné à la sépulture, quelques centaines de pas seulement ; on avait paré à cet inconvénient en faisant suivre au cortège une marche qui permit à la foule de se dérouler et de s'étendre sur plusieurs points, qui permit au peuple de revoir une dernière fois son ami. Le convoi partit de la rue des Cordeliers, passa par la rue de Thionville (Dauphine), le Pont-Neuf, le quai de la Ferraille, le Pont-au-Change, remonta jusqu'au Theâtre Français (Odéon), et de là se rendit aux Cordeliers. Le cortège chantait des airs patriotiques ; de cinq en cinq minutes on tirait le canon au Pont-Neuf.

Alors on procéda à l'inhumation dans le jardin même des Cordeliers, sous ces arbres où, tant de fois, Marat avait concerté avec les patriotes les moyens de servir la liberté. Le matin même, David s'était exprimé en ces termes à la Convention : « Sa sépulture aura la simplicité convenable à un républicain incorruptible, mort dans une honorable indigence. C'est du fond d'un souterrain qu'il désignait au peuple ses amis et ses ennemis ; que mort il y retourne, et que sa vie [281] nous serve d'exemple. Caton, Aristide, Socrate, Timoléon, Fabricius et Phocion, dont j'admire la respectable vie, je n'ai pas vécu avec vous, mais j'ai connu Marat, je l'ai admiré comme vous ; la postérité lui rendra justice. »

J.-F. Martin, sculpteur, avait imaginé pour tombe un tertre, formé de blocs de pierres, simulant un entassement de rochers granitiques, symbole de l'inébranlable vigueur avec laquelle l'Ami du peuple avait soutenu les coups de la tempête contre-révolutionnaire, symbole aussi de l'inanité des efforts des ennemis de la liberté pour étouffer ses principes. Dans une Ouverture pratiquée entre deux de ces blocs s'ouvrait une sorte de souterrain formé par une grille en fer ; ce souterrain rappelait toute la vie politique de Marat, ses persécutions, ses souffrances ; n'avait-il pas été obligé pendant près de trois ans, pour échapper à la police, de se cacher de cave en cave, de rédiger ses feuilles révolutionnaires dans l'obscurité de sa prison ? Mort, il y revenait comme pour dire au peuple : Je suis là, rappelle-toi mes principes. Au-dessus du bloc d'entrée de cette tombe était placée provisoirement une urne funéraire qui contenait le coeur de celui qui avait tant aimé la patrie ; et sur le tertre, qui recouvrait le dernier asile de l'Ami du peuple, s'élevait une sorte de pyramide quadrangulaire surmontée d'une urne ; on lisait gravée sur la pierre cette simple épitaphe : Ici repose Marat, l'Ami du peuple, assassiné par les ennemis du peuple, le 13 juillet 1793. Tout autour du monument s'élevaient des arbustes pleins de vie, et qui devaient grandir et renaître d'eux-mêmes, comme les principes maratistes qu'ils symbolisaient. Les frais n'avaient point été épargnés ; les archives possèdent encore le total, qui s'élève à la somme de six cent soixante-huit livres deux sous huit deniers.

Dans la bière, à côté du corps, on avait mis deux boîtes ; l'une renfermait les entrailles, et l'autre les poumons de la victime. Sur la demande de Dufourny, les oeuvres de l'infatigable journaliste furent aussi déposées dans la tombe. [282]

Voici en quels termes le Journal de la Montagne rend compte de la cérémonie : « La dépouille mortelle de Marat a été portée en pompe jusque dans la cour des Cordeliers. Cette pompe n'avait rien que de simple et de patriotique. Le peuple, rassemblé sous les bannières des sections, suivait paisiblement. Un désordre, en quelque sorte imposant, un silence respectueux, une consternation générale, offraient le spectacle le plus touchant. La marche a duré depuis six heures du soir jusqu'à minuit ; elle était formée des citoyens de toutes les sections, des membres de la Convention, de ceux de la commune et du département, des électeurs et des sociétés populaires. Arrivé dans le jardin des Cordeliers, le corps de Marat a été déposé sous les arbres, dont les feuilles légèrement agitées réfléchissaient et multipliaient une lumière douce et tendre. Le peuple environnait le cercueil en silence. Le président de la Convention a d'abord fait un discours éloquent, dans lequel il a annoncé que le temps arriverait bientôt où Marat serait vengé ; mais qu'il ne fallait pas, par des démarches hâtées et inconsidérées, s'attirer des reproches de la part des ennemis de la patrie. Il ajouta que la liberté ne pouvait périr et que la mort de Marat ne ferait que la consolider. » (Journal de la Montagne, N° 48.)

Après ce discours du président de l'Assemblée, et ceux des principales autorités, le peuple commença à défiler en colonne devant le monument, sous les bannières des clubs ; chaque section s'arrêtait un instant, l'orateur prononçât une allocution, et le cortège reprenait sa marche. Les discours de ces présidents de sections, pour être moins prudents que ceux des corps constitués, n'en exprimaient que mieux les vrais sentiments du peuple. Le citoyen Guiraut, par exemple, s'exprimait ainsi : « Marat était à lui seul une montagne, il fallait l'abattre à tout prix... Vous qui n'avez vu dans Marat que des crimes, vous qui sans cesse l'avez traité d'homme de sang, où sont ses victimes ?... » Nous venons de parcourir la liste générale et très-exacte des condamnés à mort par le [283] Tribunal révolutionnaire, depuis onze mois (du 17 août 1792 au 17 juillet 93), et parmi les soixante-quatre guillotinés dans cet espace de temps, nous ne trouvons pas un seul nom des citoyens dénoncés par l'Ami du peuple ; si les Girondins sont en état d'arrestation en ce moment, s'ils méritent, à ce titre, l'épithète de victimes, Marat n'a-t-il pas été la leur aussi ? Donc Guiraut n'exagérait rien.

Le sans-culotte Léchard s'exprima en ces termes : « O Marat, ombre illustre et chérie, tes bienfaits seront toujours présents à notre mémoire, ton amour pour la liberté rallumera notre haine pour le despotisme ; tu seras encore dans le tombeau l'effroi des méchants, la consolation des amis de l'humanité !... Il avait par-dessus tout l'art de pénétrer le coeur de l'homme, de le suivre dans ses mouvements. Il visitait les malheureux, il leur portait des secours, il essuyait leurs larmes, il plaidait surtout, avec l'éloquence de l'âme ulcérée, la cause de l'homme persécuté. S'il était l'effroi du général perfide, il était le père, l'ami, le plus ardent défenseur du soldat opprimé... Quoi ! Marat pour toujours serait descendu dans l'empire des morts ? Non, un homme tel que toi sera immortel ; ta mémoire ornera la postérité, fera la gloire de la patrie, et si tu n'es pas au Panthéon, c'est que ta place est dans le coeur de tous les Français. »

Enfin l'orateur de la section de la République nous semble le mieux inspiré. « Il est mort, l'Ami du peuple. Point d'éloges. Son éloge, c'est sa conduite, ses écrits, sa plaie saignante et sa mort ; la consternation du peuple, voilà le plus éloquent de tous les éloges, Il me semble entendre sa voix nous dire : Républicains, séchez vos pleurs, c'est aux esclaves à se lamenter ; le républicain ne verse qu'une larme, c'est sur les malheurs de la patrie, et il songe à la venger. Ce n'est pas moi qu'on a voulu assassiner, c'est la République ; ce n'est pas moi qu'il faul-venger, c'est la patrie... Que le sang de Marat devienne une semence d'intrépides républicains. Oui, nous imiterons ta mâle énergie ; oui, nous [284] écraserons les traîtres avec la massue de la loi ; oui, nous vengerons ta mort à force de courage, à force de haine pour les traîtres, à force de vertus républicaines. Nous le jurons sur ton corps sanglant, sur le poignard qui te perça le sein. Nous le jurons ! »

Pendant toute la nuit la foule se pressa autour de la tombe. Ce serment aux flambeaux ajoutait à l'impression sinistre que laissait cet antre souterrain renfermant un cadavre assassiné. Toute l'existence de Marat se représentait involontairement dans l'esprit des spectateurs, et elle n'était marquée que par des persécutions, persécutions souffertes toujours pour la même cause, la cause de la liberté. Il nous semble qu'il était nécessaire qu'après une telle vie un tel homme mourût assassiné, afin de n'avoir pas le temps de préparer sa tombe, afin qu'on put le surprendre dans la pauvreté, et que, par conséquent, il ne fut permis à personne de nier son désintéressement ! Qu'on s'étonne, après cela, de l'enthousiasme de quelques-uns. Il semblait, en outre, qu'il planât sur la mémoire de cet implacable censeur quelque chose d'extraordinaire. En effet, nous avons fait remarquer déjà qu'on ne le voyait presque jamais, même dans les moments où il fut libre ; on l'avait peut-être aperçu le jour de son triomphe, mais presque personne ne pouvait se glorifier d'avoir été lié d'amitié avec lui ; c'était presque un être de raison, c' était une voix qu'on entendait dans toutes les circonstances les plus critiques, c'était un regard qui partout pénétrait ; il s'appelait lui-même l'OEil du peuple. On ne savait au juste d'où il venait, si même il était Français ou non ; dix orateurs le font naître en dix endroits différents ; on aurait dit qu'il ne représentait pas tel ou tel peuple, mais l'humanité. On l'avait dépeint comme le promoteur de toutes les mesures sanguinaires, et quand on venait à se demander quelle existence il avait tranchée, aucune ; quel sang il avait versé ou fait verser, force était de répondre : le sien, rien que le sien. A cette pensée, on était contraint de s'avouer qu'on avait été [285] dupe, dupe de qui ? De ceux bien certainement qui venaient de le faire assassiner par une femme fanatisée. Et où étaient ces hommes en ce moment ? Ils dirigeaient les mouvements de l'armée qui marchait sur Paris pour égorger les patriotes. Qui donc avait calomnié, d'eux ou de Marat ? L'Ami du peuple ne mourait pas même assassiné comme on l'est d'ordinaire ; ce tribun, qui avait été à lui seul plus fort que toute la Gironde, plus fort que tous les royalistes, il succombait frappé par l'être le plus faible, par la main d'une femme, comme on ne prend qu'au piège le lion terrible que le chasseur n'ose regarder en face ! Toutes ces réflexions diverses donnaient à la cérémonie un caractère étrange.

Le surlendemain eut lieu la fête de la translation du coeur de Marat au club des Cordeliers. Vingt-quatre membres de la Convention et douze de la commune assistèrent à cette deuxième cérémonie funèbre. Quelques membres de la société crurent honorer leur ami en demandant la permission de choisir au garde-meuble l'un des plus beaux vases, « pour déposer les restes du plus implacable ennemi des rois dans les bijoux attachés à la couronne. » A cette occasion encore, on prolongea la route dans le jardin du Luxembourg ; on avait élevé à différents intervalles des reposoirs où chacun avait apporté pour ornement ce qu'il avait de plus beau : il se mêle toujours dans le présent quelque chose des préjugés et des habitudes du passé ; c'est ce qui explique qu'aient pu avoir lieu, sans protestation, les extravagances qui vont suivre.

C'est ainsi qu'une députation ayant annoncé que le dimanche 28 juillet elle élèverait un autel au coeur de Marat, les paroles les plus hyperboliques, les plus saugrenues furent prononcées en cette circonstance. Un nommé Ballin compare Marat à Jésus-Christ et s'écrie : « Serait-il donc vrai qu'il fallût à la nature plusieurs milliers d'années pour produire des hommes de la trempe de Jésus et de Marat ? » Le citoyen Morel, enthousiasmé par ce rapprochement, qui lui semble [286] sublime, monte à la tribune pour le développer : « Cette comparaison est juste sous plus d'un rapport ; comme Jésus, Marat aime ardemment le peuple et n'aime que lui ; comme Jésus, Marat déteste les nobles, les prêtres, les riches, les fripons ; comme Jésus, il ne cesse de combattre ces pestes de la société ; comme Jésus, il mena une vie pauvre et frugale ; comme Jésus, Marat fut extrêmement sensible et humain ; etc., etc... » On sent que le parallèle pouvait s'étendre à l'infini ; nous soupçonnons l'orateur d'être un défroqué déguisé en ultra ; l'habitude du théâtre rend apte à tous les rôles.

On dirait vraiment que la comédie avait été préparée d'avance, car voici venir un autre orateur qui entonne une sorte d'o cor Jesu ! o cor Marat ! Mais se présente le sans-culotte Brochet, qui s'indigne d'un si timide rapprochement : « Marat, s'ecrie-t-il, Marat n'est pas fait pour être comparé à Jésus ; celui-ci fit naître la superstition, il défendait les rois, et Marat eut le courage de les écraser ; il ne faut pas parler de Jésus-Christ, ce sont des sottises. »

Arretons-nous ici, la plume tombe de pitié ; toutefois nous devions citer ces extravagances pour mettre le peuple en garde contre ses faux ou sots amis ; mais que les aristocrates ne s'en targuent pas trop aujourd'hui, ils nous forceraient à leur rappeler que cette farce du coeur sacré de Marat n'était après tout qu'une imitation qui ne pouvait être surpassée en comique, par nos historiens modernes, qu'en la représentant comme sacrilège.

Pour revenir à la translation du 18, nous dirons que l'urne renfermant le coeur de l'Ami du peuple fut suspendue à la voûte de la salle des séances des Cordeliers, et que le Président ferma la cérémonie par ces paroles : « Réveillez-vous, Cordeliers, il est temps. Courons venger Marat, courons essuyer les larmes de la France éplorée. Nous avons juré que ses ennemis seraient destitués et proscrits ; le serment est sacré, nous l'avons fait au peuple. » [287]

On ne peut quitter ce sujet sans se demander quel sera le jugement de l'histoire sur cet événement. Nous ne craignons pas de répondre qu'il est tout tracé, s'il est vrai que la complicité par instigation ne se révèle jamais par preuves notariées, surtout quand l'instigateur est habile, et l'assassin bien préparé ; oui, la déclaration de la postérité est tracée d'avance, s'il est vrai que l'histoire ait le droit de rendre des jugements sur preuves inductives ; or, jamais cause n'en a présenté de plus probantes, et jamais l'histoire n'a reculé devant ces sortes de présomptions. Si donc chacun de nous est juré au tribunal de la postérité,, c'est en cette qualité que j'affirme en conscience que, dans l'assassinat de Marat, les Girondins fugitifs sont complices de Charlotte de Corday.

Qui a concouru le 31 mai le plus directement à la mise en accusation de la Gironde ? Marat.

Sur qui conséquemment devait retomber le plus directement la haine des Girondins ? Sur Marat, et le procès d'avril ne l'avait que trop démontré antérieurement déjà

D'où part Charlotte le 13 juillet ? De Caen, résidence des Girondins qui se sont enfuis.

A l'instigation de qui vient-elle à Paris ? A l'instigation de Barbaroux, un Girondin, le plus ardent de tous.

A qui s'adresse-t-elle à son arrivée ? A de Perret, un Girondin encore.

Que vient-elle faire ? Elle ne s'en cache pas, elle vient assassiner Marat.

Pourquoi ? Elle ne s'en cache pas davantage, parce qu'il est l'homme du 31 mai.

Quelle foi politique professe-t-elle ? Celle des fédéralistes.

Ne voilà-t-il pas plus d'inductions qu'il n'en faut pour appuyer un jugement juridique ? Et combien d'autres pourraient être tirées encore, s'il s'agissait d'une étude autre que celle qui nous occupe en ce moment.

Mais que penser aussi des modernes qui reprochent [288] encore aujourd'hui à Marat de s'être caché ? Le 13 juillet 93, bien qu'agonisant, il se laisse approcher par un visiteur qui se disait malheureux et persécuté ; il est traîtreusement assassiné ! En vérité, je lui sais gré d'avoir été plus prudent pendant quatre années, car depuis quatre ans, grâce à sa vigilance, à son courage, à la rectitude de son jugement, à la vérité de ses principes, la Révolution démocratique va toujours croissant et pose les bases de la politique de l'avenir, contre laquelle ne prévaudront pas les tartuffes du libéralisme, je vous le jure.

Voulez-vous dire que vous regrettez que Marat n'ait pas reçu plus tôt le coup de mort ? Je vous crois, et j'en sais les raisons. Mais au moins soyez sincères ; osez glorifier hautement l'assassin, ayez le courage de votre foi politique, et ce courage vous fera moins mépriser, s'il ne vous absout pas entièrement.

Quant aux Girondins fugitifs, meurtriers par complicité, nous n'hésiterons pas dans l'expression de notre anathème. Oui, trois fois honte à eux, car ils sont triplement coupables de lâcheté ! Lâches d'avoir eu recours au couteau, quand ils avaient encore la plume dans leurs journaux, seule arme dont l'Ami du peuple s'était servi personnellement pour les combattre, arme de la raison, comme il l'appelait ; lâches de recourir à l'assassinat contre un homme qui, lui, avait hautement déclaré à la Convention, dans une séance orageuse, qu'il ferait à ses ennemis un rempart de son corps, si jamais quelqu'un osait porter la main sur eux ; lâches enfin d'avoir employé un bras étranger. N'est-ce pas en effet un opprobre éternel que parmi tous ces héros de tribune, si ardents en paroles, si fougueux en menaces, ne se soit pas trouvé un homme pour frapper un homme ? Il semble qu'en effet le courage de la conviction ôte en quelque sorte à l'assassinat la flétrissure morale dont on est convenu de le couvrir ; mais la lâcheté qui, pour se venger, arme la main d'une femme, exalte son fanatisme républicain comme d'autres [289] avaient exalté naguère le fanatisme religieux des Clément et des Damiens, cette lâcheté ne trouve dans aucune langue d'épithète assez énergique.

Mais, dites-vous, l'assassin a nié formellement avoir des complices. Clément, Damiens, Louvet n'ont-ils pas nié aussi ? L'histoire a-t-elle pourtant le moindre doute sur les instigateurs ? Charlotte a nié toute complicité jusque sur l'échafaud, comme Damiens l'avait fait jusque sous la roue. C'est une naïveté ridicule que de s'imaginer qu'un caractère fortement trempé, plus ambitieux d'immortalité que du prolongement insignifiant d'une existence vulgaire (or, les instigateurs savent bien à qui ils s'adressent) ; c'est, dis-je, du dernier ridicule que de croire que ces âmes de bronze, après avoir accompli le plus difficile, iront niaisement compromettre la renommée qu'ils se sont acquise si chèrement, par une inutile faiblesse, par un aveu qui les ferait rentrer dans le vulgaire des assassins salariés ou imbéciles. Le fanatisme de la gloire est peut-être de tous celui qui plus inébranlablement arme le meurtrier, car chacun de ses actes le compromet et l'engage un pas de plus vers le but auquel il aspire ; on conçoit encore que la main tremble en portant le coup, mais, et surtout si l'on a réussi, comment chanceler sur l'échafaud, chanceler en cueillant la palme ? Il n'y a que les Torquemada et les Fouquier-Tinville de cours d'assises qui puissent s'imaginer que les tortures aient prise sur les martyrs du fanatisme religieux ou politique. [290]



Chapitre XLI


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLIII


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat42.html