Chapitre XLII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLIV


CHAPITRE XLIII

FETES D'INAUGURATION DES BUSTES.

1793.

SOMMAIRE. - Divers arrêtés de la commune et des sections relatifs aux honneurs à rendre à Marat. - Un baptême civique. - Bustes, tableaux, gravures. - Hymnes, odes, pièces de vers, complaintes. - Peinture de David. - Programme de la fête d'inauguration du buste de l'Ami du peuple donnée par les artistes. - Discours, morale qui en fait le fond. - Calomnie réfutée.

Les insurrections départementales, organisées en grande partie par la Gironde, avaient pour effet de tenir Paris dans un état de surexcitation permanente, et de faire du nom de Marat l'épouvantail qu'on opposait aux contre-révolutionnaires ; nous disons « du nom de Marat », car il s'en fallait bien qu'on sentit toute la portée de ses principes politiques ; c'était plutôt au soldat de la liberté qu'au législateur que s'adressaient les hommages publics : il y avait dans l'Ami du peuple cela d'assez rare, que l'homme d'action ne le cédait en rien à l'homme d'idées, et que, sous tous les rapports, il pouvait également exciter l'enthousiasme révolutionnaire. Pendant plusieurs mois, ce ne fut que fêtes en l'honneur du patriote martyr ; elles avaient pour prétexte l'inauguration de son buste ; toutes les sections avaient le leur, on en voyait jusque dans les familles ; et à ce propos c'était à qui ferait son discours, son couplet, sa motion patriotique ; il y avait dans tout cela beaucoup de bon comme intention, beaucoup de mauvais comme exécution, sous le rapport littéraire s'entend ; c'était l'obole du pauvre qui n'a de prix que pour quiconque sait lire au fond du coeur ; mais, bons ou mauvais, ces discours allaient droit au but, puisqu'ils entretenaient le feu du [291] patriotisme. Nous allons en donner une idée, nous avons sous les yeux une collection nombreuse de pièces de ce genre ; elles feront connaître, sous un point de vue important, l'époque dont nous nous occupons ; elles feront aussi tomber une calomnie accréditée : ce sera la plus grande utilité de ce chapitre.

Dès la fin de juillet on arrête aux Jacobins qu'il sera élevé aux dépens des vrais sans-culottes un obélisque de granit en l'honneur de Marat ; on y gravera le titre de ses ouvrages. Le conseil de la commune, accédant à cette proposition, en avait référé au comité d'instruction publique qui crut devoir l'ajourner ; mais les patriotes persistèrent, firent une collecte, et provisoirement un obélisque en bois fut dressé sur la place de la Réunion. (Journal de la Montagne, 2 août 1793.)

La rue des Cordeliers prend le nom de rue Marat ; Montmartre devient Mont-Marat ; la rue et le faubourg reçoivent la même dénomination ; la place de l'Observatoire prend celle de l'Ami du peuple ; dans les villes de province fidèles à la Révolution, mêmes substitutions : le Havre-de-Grâce, par exemple, devient le Havre-Marat, car l'enthousiasme s'était communiqué de Paris aux départements ; pendant plusieurs jours la Correspondance des Jacobins, feuille supplémentaire du journal, n'est remplie que des malédictions des affiliés contre les scélérats qui ont assassiné le véritable Ami du peuple.

Dans une des séances de la commune, une femme prend la parole : « Citoyens, dit-elle, vous savez qu'on a insulté aux mânes de Marat ; eh bien, nous avons juré d'élever autant de Marat que nous aurons d'enfants : nous leur donnerons pour évangile la collection entière des oeuvres de ce grand homme. » D'autres baptisaient sous son nom les fils qui leur naissaient. Orain présente aux Cordeliers son enfant : « Je l'offre à la liberté, » dit-il. Le président reçoit dans ses bras le nouveau-né, l'embrasse, le remet aux mains de quatre jeunes filles vêtues de blanc ; on va célébrer un baptême civique. L'enfant [292] est enveloppé dans un drapeau tricolore ; sur la bannière on lisait :

Tremblez, tyrans, la France est libre ;
L'univers entier le deviendra.

Deux prêtres mariés le baptisent au nom du Très-Haut et de la Liberté ; il reçoit le triple nom de Brutus-Marat-Lepelletier.

Les sociétés qui n'avaient pu se procurer le buste avaient tout au moins un portrait ; car il en avait été fait en très-grand nombre ; la collection Chevremont pourrait aujourd'hui encore le témoigner au besoin ; les procès-verbaux des séances des clubs, de la commune et même de la Convention relatent l'offre faite tel et tel jour d'une peinture, d'une gravure ou d'un plâtre.

On pouvait voir à la commune un portrait de Marat placé à côté de celui de Passavant, ce brave grenadier de la garde nationale qui, de retour dans sa famille après le massacre du Champ-de-Mars, avait déchiré son habit d'uniforme en s'écriant : « J'ai juré de mourir avec la liberté, elle n'existe plus, je meurs ! » et il s'était brûlé la cervelle. Un tel disciple avait droit d'être placé à côté de son maître assassiné pour la même cause. Les épigraphes placées au bas de ces peintures et de ces estampes ne sont pas généralement heureuses ; elles manquent de laconisme. Il y a des noms qui n'ont pas besoin d'épithète ; Marat en était un.

Mais qu'y a-t-il de comparable à cette lettre de l'armée de la Moselle : « La mort de Marat a porté la consternation parmi les soldats ; ils le vengeront ? » Ils l'ont vengé par des victoires.

Il y a tel tableau, telle pièce de vers ou tel discours qui étonneraient bien aujourd'hui les petits-fils, si nous leur prouvions qu'ils sont signés du nom de leurs grands-pères. Mais le mépris que devaient inspirer les démonstrations pseudo-patriotiques de ceux-ci et les protestations des enfants nous [293] fera passer sous silence toutes ces pitoyables platitudes. Ne lit-on pas, par exemple, dans la Biographie Michaud, qu'un nommé Murat, qui depuis aurait été décoré du titre de prince et même de roi, n'avait pas dédaigné en 93 de substituer son nom insignifiant à celui de Marat ; par contre, un petit-neveu de l'Ami du peuple, aujourd'hui encore employé à la municipalité de Genève, a fait changer une lettre à son nom pour le défigurer, soit par haine politique ou peut-être, ce qui serait plus pitoyable encore, par timidité intéressée, ou mieux encore par inintelligence.

Sur la place de la Réunion (Carrousel), à côté du tombeau de Lazouski, avait été élevé l'obélisque provisoire. C'est sous ce monument que furent déposés le buste, la lampe, l'écritoire et la baignoire de l'Ami du peuple. Les patriotes venaient y déposer des couronnes civiques ; on y brûla l'acte d'accusation décrété en avril.

Nous avons lu que David avait publiquement promis de représenter la scène de l'assassinat ; au 14 octobre le tableau était achevé, et le peuple admis à l'exposition dans l'atelier du peintre ; à une fête donnée par la section du Muséum, ce tableau était porté en grande pompe avec celui de Lepelletier. Ricart et Deveau furent chargés de la gravure du chef-d'oeuvre.

Il a été composé beaucoup d'hymnes, d'odes ou de pièces de vers ; nous n'en trouvons aucune signée d'un grand nom de poète : elles n'étaient pas payées. Plus tard les muses se rattrapèrent de ce chômage aux baptêmes du roi de Rome ou du duc de Bordeaux : alors l'ignoble image du patriote ruiné et mort pour la cause de tous servit aux inspirés de repoussoir à la figure angélique d'un royal bambin. Les rois payent généreusement, n'ayant qu'à puiser dans notre bourse.

Nous allons donner le programme complet d'une de ces fêtes d'inauguration, afin qu'une fois pour toutes on s'en fasse une idée exacte ; on verra s'il y a la moindre apparence de [294] saturnales ; si, au contraire, tout n'y était pas propre à inspirer au peuple les sentiments du patriotisme le plus pur dans un moment où la liberté, où la France en avaient un si pressant besoin ; tout cela, ne l'oublions pas, au nom de Marat. Cette fête fut célébrée par la section des artistes ; ce fut une des plus belles solennités de la Révolution. Le cortège se composait comme il suit :

Un détachement de cavalerie ouvrait la marche ;
Des citoyens armés ;
Un groupe de vingt tambours ;
Une compagnie de canonniers ;
Deux pièces d'artillerie ;
Table des Droits de l'homme portée sur un brancard ;
Députation des quarante-sept sections ;
Groupe d'enfants portant le livre de l'éducation nationale ;
Une presse d'imprimerie ;
Un trophée des arts ;
Un trophée des bonnes ménagères ;
Deux rangs de jeunes citoyens et de jeunes filles couronnés d'épis de blé, traînant sur un char un respectable vieillard sexagénaire, appuyé sur une charrue, et sa compagne tenant une quenouille ;
Une colonne de soldats ;
Un rang de forgerons en habits de travail, le marteau sur l'épaule ;
Un second groupe de vingt tambours ;
Citoyennes en blanc portant des parfums, des fleurs et des couronnes ;
Bustes de Lepelletier et de Marat ;
Sarcophage porté par des citoyens ;
Juges de paix ;
Comité révolutionnaire ;
Députation des tribunaux ;
Livre de la Constitution porté sur un brancard par des hommes du peuple ; [295]
Char triomphal sur lequel est un groupe de citoyennes ; la première représentant la République appuyée sur la Liberté et l'Égalité ; ses compagnes sont la Justice, la Prudence, l'Innocence ;
Force armée suivie du peuple ;
Corps de. cavalerie fermant la marche.

Voilà pour les yeux ; que dis-je ? tous ces symboles parlaient bien plus encore aux coeurs ; et comme tout cela élève, relève le peuple dans sa dignité, en lui rappelant ses droits ! Qu'on compare à ces fêtes les plus brillants carrousels de Louis XIV, et qu'on dise quelles solennités sont plus propres à moraliser les masses.

Mais suivons le cortège, arretons-nous à chaque station ; écoutons.

Il part de la place Beaurepaire (Sorbonne) à neuf heures du matin ; descend, au son de la musique militaire les rues de la Harpe, de la Vieille-Boucherie et s'arrête au pont Saint Michel. C'est la première station ; sur le haut de l'autel on lit cette dédicace : A la Liberté. Un choeur d'artistes fait entendre cet hymne :


Avec les rois tombent les préjugés ;
Guerre éternelle au fanatisme.
Par la raison enfin ils sont jugés ;
L'homme reprend son héroïsme.

Et, en effet, Marat c'était la Raison, et la Raison seule affranchit. Salut à l'affranchisseur des peuples !

Le cortège reprend sa marche. Toutes les rues sont tapissées ; la route est jonchée de fleurs. On traverse le Marché-Neuf ; nous voici au Petit-Pont ; c'est la seconde station dédiée à l'Égalité. Ici ce n'est plus un hymne, c'est une ronde.


Nous n'avons plus de majesté,
Sur le trône est l'humanité.
Adieu les grands seigneurs
Ingrats, fourbes, trompeurs. [296]

Dansons la carmagnole,
A l'unisson
Dansons en rond ;
Dansons la carmagnole,
Célébrons tous la raison.

L'idée n'était-elle pas heureuse d'avoir imaginé une ronde plutôt qu'un chant à cette station de l'Égalité ? En effet, il semble qu'à ce nom on se sente tout à coup dégagé des entraves gênantes du décorum ; ce ne sont plus alors des paroles qu'il faut, c'est de l'expansion, des mains pressées, des visages qui rayonnent, des voix qui éclatent, des bonds de joie, des carmagnoles enfin , cette ronde des égaux, cette ronde entre tous, dont rougirait l'aristocrate, dont la pudeur n'avait pas à rougir. La Carmagnole, avec son rhythme facile et qui se prête si bien à l'improvisation, ne périra pas plus que la Marseillaise, parce que l'expansion fraternelle n'est pas un besoin du coeur moindre que l'exaltation.

On remonte la rue Saint-Jacques ; nouvelle halte devant le Panthéon. Ici le choeur commence un chant à la gloire des grands hommes :

Apôtres de la Liberté,
A la France servant d'exemple,
Vos noms burinés dans ce temple
Frapperont la postérité.

Que de jeunes poitrines devaient palpiter à la vue de ce temple ouvert à tous ! Ce n'est plus de leur vivant, avec de l'or, avec des titres, avec des hochets que la République récompense ses grands hommes ; la couronne ne leur est décernée qu'après la mort, mais c'est la couronne d'immortalité ; et cette sage mesure en les avertissant qu'ils ne remplissent jamais qu'un devoir, les force à persister jusqu'à la fin, à redoubler toujours d'efforts s'ils veulent atteindre au terme glorieux, en même temps qu'elle ôte aux ambitieux les moyens de fonder une tyrannie. [297]

A la place Saint-Michel, les choeurs célèbrent les Montagnards : hymne d'encouragement et de reconnaissance.


Battez, tambours ; sonnez, trompettes ;
Marchons au pas aux ennemis.
Jurons, jurons tous sur nos têtes
De rester à jamais unis.
Que la terreur les accompagne,
Ceux qui veulent nous renverser ;
C'est en sachant les terrasser
Que nous atteindrons la montagne.

On pourrait, littérairement parlant, critiquer ce couplet qui n'exprime pas tout ce qu'il veut dire. Mais on devine ; et cela suffit le plus souvent au peuple, dont l'imagination, dont le sentiment va toujours plus loin que la parole du poète ; parce qu'il est le foyer de toutes les hautes pensées, et qu'il n'a que faire de l'expression : voilà ce qui explique pourquoi son exaltation est quelquefois extrême à l'ouïe de médiocres paroles. Ce ne sont pas celles-ci qui le ravissent, ce sont les images qu'elles ont éveillées en lui ; à son insu il s'exalte devant sa propre création, devant son oeuvre. Puis viennent les anatomistes littéraires qui rient dédaigneusement de ce qu'ils appellent la sottise du peuple, de ce qu'ils pourraient plus justement appeler leur pauvreté d'intelligence.

Mais nous voici arrivés à la dernière station ; le cortège revenu à son point de départ s'arrête devant l'arbre de la liberté, et la foule répète :


Conservons-nous l'égalité,
Mais soyons égaux sans licence.

Alors s'ouvrent les portes de la Sorbonne. On y dépose solennellement, au son d'une musique guerrière, les bustes de Marat, de Lepelletier et de Beaurepaire. [298]

Un groupe de jeunes filles se détache de la foule ; une d'elles couronne spécialement l'Ami du peuple et récite une strophe en l'honneur du martyr :


Victime, hélas ! d'une infâme vengeance,
Un fer impur osa percer ton flanc...
O cher Marat, tu nous donnas ton sang,
Viens, prends le nôtre et rends-nous ta présence !

La fête se termine par un roulement de soixante tambours accompagnés de trompettes et du bruit des marteaux de la forge.

Alors commencèrent les éloges ; les uns très-bons, la plupart médiocres, quelques autres même touchant au ridicule, comme il doit nécessairement arriver, comme il arrivera tant que les citoyens n'auront pas compris que l'équivalence des fonctions les rendant toutes égales en mérité parce qu'elles le sont en utilité, c'est une maladroite ambition que d'aspirer à se montrer habile dans un art, une profession, un métier autre que le sien. Du reste, qu'importe à la mémoire de Marat le plus ou moins d'habileté du panégyriste ? Louis XIV est-il plus grand pour avoir été loué par un Bossuet ?

Ce qui importe bien davantage c'est de prouver que les discours ne sont pas plus incendiaires que les hymnes que nous venons d'entendre, non-seulement à cette fête offerte par les artistes, mais à toutes les autres.

Au 10 prairial an II, par exemple, la section Marat, une des plus ardentes sans aucun doute, prie les autorités constituées d'assister à la fête qu'elle prépare. Écoutez quels motifs la déterminent : « Dignes représentants, qu'il est beau pour nous de remplir auprès de la nation assemblée un devoir bien cher à nos coeurs républicains, puisqu'il a pour objet d'honorer la probité et les vertus que vous avez mises à l'ordre du jour ! » Serait-il concevable qu'un instigateur de meurtre et de pillage inspirât de tels sentiments ? Ne prouvent-ils pas comment [299] Paris interprétait ce qu'on a appelé les criminelles provocations de l'Ami du peuple ?

Dans un discours du citoyen Calvet nous lisons : « L'Ami du peuple fut le dépositaire des moeurs vraiment républicaines ; sa vive éloquence a porté avec d'autant plus de force dans nos coeurs d'utiles maximes, qu'il commença toujours par les pratiquer lui-même. Pour lui doivent couler les larmes d'une sensibilité éclairée. » Dans un autre éloge, le citoyen Closquinait disait : « Marat était un de ces hommes rares dont la philosophie fait choix pour ramener à la justice et à la raison les hommes dégénérés. » Nous pourrions citer deux cents passages analogues quant au fond, tirés d'autant de panégyriques que nous avons sous les yeux ; nous ne ferions que répéter ce que nous avons dit nous-même dans tout ce qui précède, et l'on verrait que nous n'avons rien changé dans le sens que le public attachait aux conseils de Marat. Parmi tous ces discours, il faudra toujours distinguer celui du citoyen Alexandre Rousselin, prononcé à l'occasion de la fête d'inauguration célébrée par la section de l'Unité, décadi Brumaire, an II de la République ; c'est l'interprétation la plus exacte des sentiments du peuple à l'égard de son ami en 1793. L'orateur disait en terminant : « Et vous, sociétés populaires, unissez-vous à toutes les sections de Paris pour célébrer Marat tour à tour ; prolongez, multipliez avec magnificence le spectacle de son apothéose, et que ses funérailles soient une suite de fêtes patriotiques ; que les places et les rues retentissent pour lui d'hymnes sacrés, et que Paris soit longtemps tout plein de sa gloire. »

Nous venons de voir que non-seulement Paris, mais toute la France révolutionnaire obéit à l'invitation de Rousselin ; il était nécessaire que nous donnassions quelques détails de ces fêtes pour confondre une fois de plus la calomnie qui, après avoir représenté Marat comme instigateur de meurtre et de pillage, a prétendu que les fêtes données en son honneur n'étaient que des saturnales dans lesquelles les séides d'un [300] tel maître juraient sur le poignard d'être fidèles à sa doctrine homicide.

Mais nous n'avons lu nulle part que Simonne assistât à ces solennités ; que faisait-elle alors ? que pensait-clle ? C'est ce que nous allons chercher. [301]



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dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat43.html