Chapitre XLIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLV


CHAPITRE XLIV.

SIMONNE ET ALBERTINE.

1793.

SOMMAIRE. - On ne trouve chez Marat que vingt-cinq sous en assignat. - Ses dettes ont-elles été payées ? - Pétition de Simonne Évrard à la Convention. - Les contre-révolutionnaires cherchent à dénaturer las principes de Marat. - Réponse d'Albertine Marat. - Les contre-révolutionnaires calomnient encore Marat après sa mort. - Pourquoi Albertine n'a pas fait la biographie de l'Ami du peuple.

Nous avons dit que, dès le 15 juillet au soir, la Commune avait ordonné l'apposition des scellés chez Marat ; le 23, à la levée, on trouva pour toute ressource pécuniaire un assignat de 25 sols. (Journal de la Montagne, N° 58.) On a beaucoup trop exagéré cette circonstance qui conclurait à l'indigence extrême. Il ne pouvait y avoir dénuement aussi complet dans une maison où l'entreprise seule du journal, au point de vue commercial, amenait nécessairement un certain roulement de fonds : il y avait journellement en caisse du plus ou du moins ; au 14 juillet, il ne s'y trouvait que 25 sous. La levée des scellés prouve seulement qu'on ne faisait pas de bénéfices dans l'affaire, que probablement chaque jour amenait son pain, comme dit La Fontaine. D'ailleurs la fonction de député n'était-elle pas rétribuée ? Quoi qu'il en soit, il fut bientôt démontré que le rédacteur de l'Ami du Peuple lassait des dettes, et que les inquiétudes qu'il avait quelquefois exprimées dans sa feuille n'étaient que trop fondées ; que la fortune de Simonne, totalement engagée, était entièrement perdue. Il y avait bien longtemps qu'il parlait de ses dettes ; or, comment aurait-il pu, dans les derniers mois de sa vie, quand la maladie avait épuisé ses forces, [302] quand le journal, à cause de cela même, n'offrant plus autant d'intérêt, ne se tirait plus à un aussi grand nombre d'exemplaires, comment aurait-il pu les payer ? Nous avons bien lu que des motions furent présentées à l'Assemblée à ce propos, et même chaleureusement applaudies, mais nous n'avons pas trouvé de décrets qui les rendissent exécutoires. Je veux admettre que ses dettes furent payées par cela seul qu'il en a été question, mais n'est-ce pas inconcevable que, parmi tant de patriotes convaincus que Marat était mort dans une position très-obérée, aucun n'ait sérieusement songé à sa veuve, quand ç'aurait été la première recommandation que leur eût faite l'Ami du peuple, s'il n'était pas mort sous le coup ?

Les Montagnards durent faire un retour sur eux-mêmes quand, le 8 août, moins d'un mois après l'assassinat, ils virent Simonne se présenter à la barre de l'Assemblée. Ces traits altérés par une douleur concentrée mais profonde ; ce visage amaigri, dont l'austérité rappelait les souffrances et les privations qu'elle avait endurées avec son ami ; cet extérieur de simplicité extrême, témoignage des sacrifices qu'elle avait faits ; ce regard pénétrant et fier illuminé d'un rayon de celui de Marat ; cette sorte de transmigration qui semble s'opérer du mort au survivant quand tous deux n'ont fait qu'un par la communauté de l'existence, des idées et des sentiments : tout cela commandait le respect. Aussi se fit-il à son apparition un profond silence ; n'était-ce pas l'ombre de l'Ami du peuple qui se ressaisissait une dernière fois de la tribune ? Que vient-elle demander ?

« Citoyens, vous voyez devant vous la veuve de Marat ; je ne viens point vous demander les faveurs que la cupidité convoite ou que réclame l'indigence ; la veuve de Marat n'a besoin que d'un tombeau. »

Quel début ! quelle dignité de soi ! que de sentiments réveillés en quelques mots !

« Avant, d'arriver à ce terme heureux de ma vie, je viens vous demander justice des attentats nouveaux commis contre [303] la mémoire du plus intrépide et du plus outragé des defenseurs du peuple. »

Ainsi ce n'est pas pour elle qu'elle prend la parole, c'est pour défendre la mémoire de son époux. Hâtons-nous de rappeler que ce n'est pas le peuple proprement dit qui s'est montré oublieux ; nous venons d'assister aux fêtes qu'il a payées de sa dernière obole ; nous avons recueilli l'expression de sa reconnaissance, de son enthousiasme. Mais, parmi les patriotes influents, qui a essayé de le défendre contre de nouvelles calomnies ? Aucun ; ni Robespierre, dont Marat avait préparé les couronnes, ni Camille, qu'il avait aimé comme un enfant, ni tous ceux qu'il avait sauvés de la haine des Girondins ! ! ! Mais écoutons.

« Les monstres, combien d'or ils ont prodigué ! Combien de libellistes hypocrites ils ont stipendiés pour couvrir son nom d'opprobres ? Avec quel horrible acharnement ils se sont efforcés de lui donner une existence politique colossale et une célébrité hideuse, dans la seule vue de déshonorer la cause du peuple qu'il a fidèlement défendue ! Aujourd'hui, tout couverts de son sang, ils le poursuivent jusqu'au sein du tombeau ; chaque jour ils osent encore assassiner sa mémoire ; ils s'efforcent à l'envi de peindre sous les traits d'une héroïne intéressante le monstre qui plongea dans son sein le fer parricide. On voit jusque dans cette enceinte les plus lâches de tous les folliculaires, les Carra, les Ducos, les Dulaure la vanter sans pudeur dans leurs pamphlets périodiques, pour encourager ses pareilles à égorger le reste des défenseurs de la liberté. Je ne parle pas de ce vil Pétion qui, à Caen, dans l'assemblée de ses complices, osa dire à cette occasion que l'assassinat était une vertu. Tantôt la scélérate perfidie des conspirateurs, feignant de rendre hommage à ses vertus civiques, multiplie à grands frais d'infâmes gravures, où l'exécrable assassin est présentée sous des traits favorables et le martyr de la liberté défiguré par les plus horribles convulsions. Mais voici la plus perfide de leurs [304] manoeuvres : ils ont soudoyé des écrivains scélérats qui usurpent impudemment son nom et défigurent ses principes pour éterniser l'empire de la calonmie dont il fut la victime. Les lâches ! ils flattent d'abord la douleur du peuple par son éloge, ils tracent quelques peintures vraies des maux de la patrie ; ils dénoncent quelques traîtres voués à son mépris ; ils parlent le langage du patriotisme et de la morale, afin que le peuple croie encore entendre Marat : mais ce n'est que pour diffamer ensuite les plus zélés défenseurs qu'il ait conservés ; c'est pour prêcher, au nom de Marat, des maximes extravagantes que ses ennemis lui ont prêtées et que toute sa conduite désavoue. Je vous dénonce en particulier deux hommes, Jacques Roux et le nommé Leclerc qui prétendent continuer ses feuilles patriotiques et faire parler son ombre pour outrager sa mémoire et tromper le peuple ; c'est là qu'après avoir débité des lieux communs révolutionnaires, on dit au peuple qu'il doit proscrire toute espèce de gouvernement ; c'est là qu'on ordonne, en son nom, d'ensanglanter la journée du 10 août, parce que de son âme sensible, déchirée par le spectacle des crimes de la tyrannie et des malheurs de l'humanité, sont sortis quelque fois de justes anathèmes contre les sangsues publiques et contre les oppresseurs du peuple ; ils cherchent à perpétuer après sa mort la calomnie parricide qui le persécutait et le présentait comme un apôtre insensé du désordre et de l'anarchie. Et que sont ces hommes qui prétendent le remplacer ? C'est un prêtre qui le lendemain même du jour où les députés fidèles triomphèrent de leurs lâches ennemis vint insulter la Convention nationale par une adresse perfide et séditieuse ; c'est un autre homme non moins pervers, associé aux fureurs mercenaires de cet imposteur. Ce qui est bien remarquable, c'est que ces deux hommes sont les mêmes qui ont été dénoncés par lui, peu de jours avant sa mort, au club des Cordeliers (N° 233 du Publiciste), comme des gens stipendiés par nos ennemis pour troubler la tranquillité publique, et qui, dans la même séance, furent [305] solennellement chassés du sein de la société populaire.

« Quel est le but de la faction perfide qui continue ces trames criminelles ? C'est d'avilir le peuple qui rend des hommages à la mémoire de celui qui mourut pour sa cause ; c'est de diffamer tous les amis de la patrie qu'elle a désigné sous le nom de maratistes ; c'est de tromper peut-être tous les Français de la République qui se rassemblent pour la réunion du 10 août, en leur présentant les écrits perfides dont je parle, comme la doctrine du représentant du peuple qu'ils ont égorgé ; c'est peut-être de troubler ces jours solennels par quelque catastrophe funeste. Dieux ! quelle serait donc la destinée du peuple, si de tels hommes pouvaient usurper sa confiance ? Quelle est la déplorable condition de ses intrépides défenseurs, si la mort même ne peut les soustraire à la rage de leurs assassins ? Législateurs, jusqu'à quand souffrirez-vous que le crime insulte à la vertu ? D'où vient aux émissaires de l'Angleterre et de l'Autriche cet étrange privilège d'empoisonner l'opinion publique, de dévouer les défenseurs de nos lois aux poignards et de saper les fondements de notre République naissante ? Si vous les laissez impunis, je les dénonce ici au peuple français, à l'univers. La mémoire des martyrs de la liberté est le patrimoine du peuple : celle de Marat est le seul bien qui me reste ; je consacre à sa défense les derniers jours d'une vie languissante. Législateurs, vengez la patrie, l'honnêteté, l'infortune et la vertu, en frappant les plus lâches de tous leurs ennemis. » (Moniteur du 10 août 1793.)

La Convention resta muette, honteuse sans doute de son indifférence. Le fait est qu'elle n'avait pas un mot à répondre. Il n'était que trop vrai qu'à côté de ces fêtes elle avait laissé vilipender Marat par d'ignobles caricatures, par des calomnies plus atroces encore, sans la moindre protestation. La liberté de calomnier la dégageait-elle du devoir de défendre hautement l'honneur d'un collègue, surtout quand il était si évident que c'était moins à l'homme qu'aux principes qu'on [306] s'attaquait, et qu'on n'avilissait le maître que pour mieux déconsidérer la doctrine ?

Le président ne répliqua pas suivant la coutume. Robespierre, sentant qu'un silence trop obstiné l'aurait compromis au dehors, demanda que la pétition fût renvoyée au comité de sûreté générale ; il termina par cette banalité officielle : « La mémoire de Marat doit être défendue par la Convention et par tous les patriotes. »

Inutile de dire que la pétition fut enfouie ou à peu près dans les cartons du comité, et qu'il se passa encore plus d'un an avant qu'il fût question de Marat à la Convention ; mais on sait quelle année, et la crainte même qu'on semblait avoir de prononcer le nom de l'Ami du peuple prouve assez que nous ne nous sommes pas mépris sur le principe politique qui faisait le fondement de toute sa doctrine, la subordination la plus complète de l'autorité gouvernementale.

Et pourtant jamais pétition merita-t-elle plus d'attention, fut-elle plus digne d'être prise en considération ? Et en effet, que voulait Simonne ? L'ne fête anniversaire du 10 août se préparait ; des contre-révolutionnaires, exagérant à dessein les principes de Marat, méditaient, au nom de ces principes, une insurrection qui aurait infailliblement compromis le salut du peuple dans un tel moment ; ce sont ces menées qu'elle vient dénoncer, nommant hardiment les coupables ; n'était-ce pas en quelque sorte poursuivre l'oeuvre de son époux en même temps que venger sa mémoire ? Voilà la démarche dont la Convention a feint de ne pas comprendre l'importance pour n'avoir pas à y applaudir ; girondine ou montagnarde, c'est-à-dire toujours autoritaire, la même défiance devait l'animer ; Simonne d'ailleurs n'avait-elle pas dit : « Si vous laissez les traîtres impunis, je les dénonce au peuple ? » On avait cru un moment entendre Marat lui-même. Les Girondins avaient fait assassiner le mari ; il ne restait plus qu'à étouffer la femme dans la conspiration du silence.

Si l'on pouvait douter encore des menées de la réaction [307] pour perdre Marat, disons mieux, pour déconsidérer le maratisme dans l'esprit des patriotes, la Réponse de la soeur de l'Ami du peuple aux détracteurs de Marat, écrite six semaines après le discours de la veuve à la Convention, en serait une preuve nouvelle. Albertine Marat, à la sollicitation de Simonne, était venue de Genève, où elle avait résidé jusqu'à l'assassinat. Ce n'allait pas être trop de deux femmes pour supporter tant d'infortune. Nous connaissons déjà son caractère ; nous avons lu (chap. XX) qu'elle n'hésita pas à déclarer publiquement qu'elle considérait comme sa soeur légitime la compagne de son frère ; c'était plus que du courage, c'était du coeur, c'était justice aussi ; ce seul fait prouve que son esprit s'elevait au-dessus des préjugés, elle était digne du nom qu'elle portait. Nous avons vu dans la collection Chevremont cette fameuse miniature dont ont tant parlé depuis les visiteurs, le seul portrait qu'elle avait permis qu'on fit d'elle ; c'est une oeuvre d'art fort remarquable ; mais ce qui la rend à nos yeux on ne peut plus précieuse, c'est qu'on peut affirmer qu'il est impossible de ne pas reconnaître la physionomie sévère et hautaine du frère dans la soeur ; les traits adoucis sont les mêmes ; c'est en un mot le type Marat ; c'est à nos yeux, les artistes nous comprendront, c'est encore aujourd'hui le meilleur portrait qui nous reste de l'Ami du peuple, c'est surtout le plus ressemblant. Arrivée à Paris, Albertine fut témoin des infamies contre-révolutionnaires qu'avait si courageusement dénoncées sa belle-soeur ; elle crut qu'il était de son devoir de protester, elle aussi, d'en appeler au peuple ; elle écrivit et signa sa Réponse aux détracteurs de l'Ami du peuple, brochure de huit pages in-8. Ce courageux écrit est plus rare encore que la pétition de Simonne consignée au Moniteur ; on nous saura gré de la reproduire textuellement.

« Quelque douloureux qu'il soit de renouveler des souvenirs affligeants, il est cependant nécessaire de le faire, pour lever les prétendus scrupules de ces petites âmes qui, nivelant [308] tout à leur hauteur, se plaisent à répandre des doutes sur le dévouement volontaire de l'Ami du peuple, et sur les souffrances qu'il a éprouvées en défendant sa cause. Insensés qu'ils sont ! Marat n'était pas eux ; voilà ma réponse.

« Les démasquer n'est pas un grand triomphe ! Qu'ils rentrent seulement au fond de leurs coeurs, et l'horreur qu'il devra leur causer suffira pour venger ses mânes outragés.

« Mais toi, bon peuple ; toi, dont il fût l'ami, le père ; toi, qui le vis s'élancer dans un cachot, fuyant les poignards des Necker, des Lafayette, pour te conserver ton défenseur, tu gémis et tu te tais !

« Ah ! dis-leur, à ces vils scélérats, dis-leur ce que fut Marat. Mais non, garde le silence de l'indignation, laisse à sa soeur, à son amie le soin de leur répondre.

« Peuple, un jour viendra où tu sauras les sommes qu'on a employées pour chercher à perdre ton défenseur, et les moyens dont on a usé pour le détacher de tes intérêts. Ah ! si les actions des hommes se peignaient d'elles-mêmes sur la toile, tu le verrais, repoussant les trésors dont on cherchait à le corrompre, dire, comme Diogène : « N'espérez pas m'ôter ce qui n'est pas en votre puissance, ma vertu. »

« En 1791, ne pouvant plus résister aux persécutions des suppôts du despotisme qui le faisaient relancer dans ses humbles réduits où il trouvait un asile, il se résout à fuir et cherche, dans une terre étrangère, un abri où ses derniers soupirs te soient consacrés. Il part pour l'Angleterre, mais l'infâme Lafayette voulait ta perte, et, pour la consommer, il fallait anéantir ton ami. Rugissant d'avoir perdu sa proie, ses satellites sont en mouvement et le reconnaissent à Amiens ; il leur échappe et retourne se jeter dans les bras de ce peuple pour qui il désire de vivre encore.

« O vous, témoins de ses misères, je vous interpelle de dire la vérité. Dans quel état vîtes-vous Marat ?

« Égoïste, toi qui ne juges le bonheur que d'après tes goûts, tu ne peux te persuader que cet homme se soit résolu [309] de n'exister que pour ses frères. Rougis, et vois-le chercher à vivre au moment où tu eus désiré la mort.

« Vois-le supportant courageusement les fatigues et la Misère (pour laquelle son âme altière n'était pas faite), souffrir ce que le dernier des malheureux n'eût pu supporter ; seul, dans le plus affreux dénouement, puisqu'il fut obligé d'abandonner ses malheureux débris. Réfléchis et dis-moi : cet homme que tu affectes de dépeindre comme l'agent du despotisme eût-il éprouvé ce sort, s'il eût abandonné un instant les intérêts du peuple ?

« Ne trouvant de secours qu'auprès des personnes peu fortunées, il eût succombé à ses malheurs. Peuple, ton bon génie en décida autrement : il permit qu'une femme divine, dont l'âme ressemblait à la sienne, consacrât sa fortune et son repos, pour te conserver ton ami.

« Femme héroïque, reçois l'hommage que tes vertus méritent : oui, nous te le devons. Enflammée du feu divin de la liberté, tu voulus conserver son plus ardent défenseur. Tu partageas son sort et ses tribulations : rien ne put arrêter ton zèle ; tu sacrifias à l'Ami du peuple et la crainte de ta famille et les préjugés de ton siècle. Forcée ici de me circonscrire, j'attendrai l'instant où tes vertus paraîtront dans tout leur éclat.

« C'est un système reconnu que les ennemis de la liberté feignent de ne pas croire à la pureté des sentiments qui animent ses défenseurs ; mais ces petits manèges sont usés, et les personnes éclairées ne sont pas dupes de ces lieux communs de la calomnie ; et ceux même qui paraissent le plus douter de la situation où était Marat sont ceux qui en doutent le moins. Imbéciles que vous êtes, s'il ne vous reste que ce moyen, vous serez bientôt réduits au silence.

« Vous l'avez vu réduit au plus grand dénûment, obligé, pour exister, à accepter les sacrifices qu'a faits pour lui sa compagne ; mais cela ne vous suffit pas : vous souriez de ce qu'il n'a laissé que vingt-cinq sous ! Pauvres ineptes, ne riez [310] plus, ils n'étaient pas à lui, le hasard les avait placés dans ses papiers, pour consacrer votre infamie.

« Non, Marat n'avait pas un sou ; il n'avait que de l'honneur (richesse dont vous ne vous souciez guère), et la satisfaction d'avoir sacrifié sa fortune et sa vie pour ce peuple dont il voulut briser les fers.

« Vous n'ignoriez pas que pour y parvenir il fallait l'éclairer. Sa feuille, qui paraissait tous les jours, lui était très-onéreuse, car elle ne lui rendait pas ses frais, et nécessitait journellement des sacrifices pécuniaires, pour parvenir à son but. Ce n'est donc pas par cette voie qu'il eût pu acquérir de la fortune, mais vous savez trop bien qu'il n'y aspirait pas : le bonheur du peuple, voilà son bien.

« Et vous, organes d'une grande nation, mandataires du peuple, transigiez-vous avec la vérité, lorsque vous avez décrété qu'elle payerait ses dettes ?

« Non, sans doute ; qui mieux que vous connaissait cette innocente victime ?

« Marat est mort pauvre, et ses amis n'ont pas à en rougir ; s'il eût voulu, il eût été riche. Personne ne pourra le contester ; mais il avait trop bien senti que l'amour des richesses ne pouvait se concilier avec celui du peuple, et il a préféré ce dernier. »

Ce second écrit, bien inférieur sans doute sous le rapport du mérite littéraire à celui de Simonne, en est le complément nécessaire. En août, la veuve avait répondu à ceux qui cherchaient à fausser les principes ; en septembre, la soeur répondait à ceux qui cherchaient à calomnier la conduite, la haute moralité. A elles deux elles réhabilitaient l'apôtre sous tous les points de vue ; qui mieux qu'elles deux était placé pour le faire ? qui l'a fait avec plus de courage, de foi et de dignité ?

Cette brochure laisse un regret : on lit encore dans la préface : « Bientôt, si cette tâche n'est pas au-dessus de mes forces, j'entreprendrai de peindre cette infortunée victime. » Cette promesse n'a pas été remplie ; Albertine seule, sous [311] l'inspiration de Simonne encore toute pénétrée des idées de son ami, témoin de tous ses actes, confidente de tous ses secrets, pouvait définitivement s'acquitter de cette tâche. Elle ne l'a pas fait ; qu'est-ce qui l'a retenue ? Le dédain, sans doute. Elle se sera demandé si un simple récit pourrait relever la mémoire d'un tribun que tant d'actes publics, tant d'écrits, de faits notoires n'avaient pas suffi pour conserver intacte de calomnies. Elle s'est demandé si la mauvaise foi contre-révolutionnaire, si l'insouciance du peuple ne rendraient pas inutile un travail qui leur coûterait à toutes les deux tant de larmes, qui réveillerait tant de souvenirs déchirants ; et, de dédain elle a jeté sa plume. Qui oserait la reprendre, si la conscience d'un jugement inique n'en faisait un devoir ?

Nobles femmes, la calomnie vous a outragées aussi, mais l'avenir vengera votre mémoire, vous récompensera de votre participation à la grande oeuvre révolutionnaire ; car à la gloire de Marat s'associera celle des deux belles âmes qui, dans la mesure de leurs forces, ont soutenu l'apôtre, le martyr de la liberté, l'ami le plus véritable des petits et des opprimés. [312]



Chapitre XLIII


Marat, l'Ami du Peuple


Chapitre XLV


dernière modif : 08 May. 2001, /francais/bougeart/marat44.html