Chapitre XLIV |
Marat, l'Ami du Peuple |
Chapitre XLVI |
SOMMAIRE. - L'ombre de Marat, par Jacques Roux. - Admiration jalouse de Simonne. - Essai fait par les Cordeliers. - Pétition de ce club à la Convention. - Autre présentée par des enfants. - Influence de Maximilien Robespierre. - Tort de Marat. - Prospectus d'une réimpression de l'Ami du Peuple par Simonne Évrard. - Analyse du prospectus. - Pourquoi cette réimpression ne se fit pas.
Ce Jacques Roux, si vigoureusement dénoncé par Simonne Évrard le 8 août, avait, en effet, continué la publication du journal de Marat sous le titre de : Publiciste de la République Française, par l'Ombre de Marat, l'Ami du peuple, même format, même épigraphe ; il avait effrontément repris la feuille au N° 243 ; cela dura jusqu'au N° 260, c'est-à-dire pendant dix-huit jours. La dénonciation de la veuve mit un terme à la contrefaçon, oeuvre de réaction ou de lucre, peut-être de tous les deux à la fois. Ce n'était pas que l'Assemblée veillât bien chaudement aux intérêts de Simonne Évrard, ni même quelle se montrât bien scrupuleuse sur l'interprétation des principes maratistes ; mais que pouvait-elle gagner à ce qu'un royaliste déguisé les exagérât ? Il ne faut donc pas se méprendre sur le sentiment qui fit rendre justice aux réclamations de la veuve de l'Ami du peuple. Chales lui-même demandant le 14 juillet que les presses de Marat fussent acquises par la société des Jacobins pourrait bien n'avoir pas été animé des intentions qu'un vrai patriotisme aimerait à lui prêter. Ceux que le discours de Robespierre, si bien qualifié par Bentabolle, n'a pas déjà convaincus, le seront sans doute par la fin de cette étude, s'ils savent tirer des conséquences. [313] Il faut tout dire aussi, car il faut être vrai. Il y avait dans l'admiration de Simonne pour la supériorité politique de son époux une sorte de jalousie ; elle ne souffrait qu'avec peine que personne autre osât continuer l'Ami du Peuple, essayât même d'en louer l'auteur ; aucun n'était à ses yeux assez digne, assez capable. C'était un sentiment bien naturel, mais exagéré comme tout ce qui tient à la passion. Certes, si nous en jugeons par ce qui se fit en fait de continuation du journal, sa passion ne la trompait pas ; mais nous n'en dirons pas autant par rapport aux éloges qui furent prononcés ; nous y avons surpris des passages dignes de celui qui en était l'objet. La preuve de ce que nous avançons ressort de la préface d'un des meilleurs discours qui aient été imprimés ; il est signé : Un canonnier de Paris. « J'ai voulu, dit l'auteur, consulter la personne la plus familière à Marat dans sa vie. Mon manuscrit est resté quinze jours entre ses mains, sans obtenir l'honneur de la lecture, ce qu'une veuve de Marat aurait de la peine à justifier, à moins qu'elle ne sache pas lire. Dans trois entretiens que j'ai eus avec elle, j'ai pourtant puisé quelques éclaircissements sur mon héros. Quant à moi, elle m'a fait sentir que je voulais par mon écrit afficher les sentiments de Marat. Les sentiments de Marat sont ceux de tous les philosophes. » Cet éloge que le canonnier avait soumis à la veuve de son héros, est un peu verbeux sans doute, mais l'intention est excellente, et il ne nous a pas semblé qu'il y eut quelque chose à récuser : puisse la postérité afficher les sentiments de Marat !
Les Jacobins ne poursuivant pas la publication de l'Ami du peuple, n'aurait-il pas été à désirer que les Cordeliers ne fussent pas arrêtés dans l'essai qu'ils firent. Nous avons sous les yeux le numéro 243 (premier de la reprise par le club), rédigé par cette société sous le titre de L'Ami du Peuple par le club des Cordeliers, société des droits de l'homme et du citoyen. Cette première feuille n'est qu'une sorte de prospectus : mêmes principes à défendre que ceux proclamés par [314] Marat. « La société tracera la ligne des vertus républicaines, dont Marat nous a donné l'exemple.... Et toi, Marat, ami des Cordeliers tes frères ; toi, qui fus en quelque sorte l'instituteur de cette société qui eut et professa toujours les mêmes principes que toi ; qui, dans les moments de crise les plus frappants, s'est montrée avec courage à l'avant-garde de la Révolution ; qui conserva dans toute sa pureté le feu sacré de la liberté, au moment où les ennemis cherchaient à l'étouffer de toutes parts ; que tes écrits enflamment nos coeurs de l'amour brûlant de la liberté qui dévora le tien : sans tes auspices nous dirons la vérité avec courage, avec force ; nous la dirons pour le bonheur du peuple, pour consolider la liberté. »
Nous ne savons combien ce nouvel Ami du Peuple eut de numéros ; il est probable qu'il en parut fort peu ; peut-être même ne s'étendit-il pas au delà du prospectus, puisque Deschiens n'en fait pas même mention. C'est regrettable, mais aussi quelle idée cela nous donne de l'homme qui, à lui seul, faisait ce que n'avaient osé entreprendre les jacobins, ce qu'avaient inutilement essayé les Cordeliers ! Quoi qu'il en ait été, il faut savoir gré à ces derniers de leur bonne volonté ; ce sont toujours les hommes d'action de la Révolution, les disciples de Marat et de Danton , tête et coeur de la République ! Ne pouvant réussir par eux-mêmes, on va voir, par ce qui suit, qu'ils ne renoncèrent pas du moins à la propagation des principes maratistes.
Le 20 janvier 1794 eut lieu une cérémonie touchante ; c'étaient les Cordeliers qui demandaient à être admis à la barre de la Convention ; un d'eux portait solennellement l'urne dans laquelle était renfermé le coeur de l'Ami du peuple.
« Législateurs, dit le président de la députation, les amis des droits de l'homme et du citoyen, les frères de Marat, se présentent à la barre du sénat français avec le coeur de ce martyr de la liberté dont ils sont dépositaires. C'est dans cette enceinte qu'il a fait tonner la voix de la vérité, trembler [315] les traîtres et les intrigants ; ce coeur tout brûlant pour la liberté en a soutenu avec courage les principes sacrés ; il les a développés dans ses immortels écrits, où les citoyens doivent puiser les exemples de toutes les vertus républicaines et les règles de leurs devoirs.
« Marat, en mourant pour son pays, n'a laissé que des vertus à imiter ; la vérité étouffée longtemps est tout entière dans ses écrits ; c'est l'héritage qu'il a légué à une épouse vertueuse et patriote comme lui.
« Les amis des droits de l'homme, dont les principes furent toujours d'accord avec ceux de Marat, sentent combien la patrie peut avoir besoin de ses ouvrages ; ils savent, et vous le savez vous-mêmes, législateurs, quels efforts la faction liberticide a faits pour en arrêter la circulation et pour étouffer sa voix. Pour réparer à cet égard les crimes de cette faction, pour réparer aussi ceux de l'infâme ministre Roland qui, afin de pervertir plus facilement l'opinion publique, étouffait dans les départements la vérité que Marat semait à flots dans ses écrits, il est du devoir de la République de propager ses ouvrages, de les mettre entre les mains des jeunes citoyens, afin qu'ils y apprennent de bonne heure leurs droits et leurs devoirs envers la patrie ; afin qu'ils y voient les trames que leurs pères ont été obligés de combattre et de déjouer pour assurer leur liberté, afin qu'ils sachent qu'il faut se dévouer entièrement et s'oublier soi-même pour être digne d'elle.
« Nous vous demandons donc, législateurs, au nom de la patrie, au nom des principes immuables de la liberté, que vous décrétiez l'impression des ouvrages de Marat, dont le dépôt précieux est entre les mains de son épouse ; que vous en ordonniez le tirage à grand nombre, afin de répandre par toute la République la vérité. La citoyenne Marat vous a fait la même demande ; c'est à cette épouse vertueuse que nous devons une partie des ouvrages de l'Ami du peuple ; et ce dépôt précieux lui appartient à bien des titres, car lorsque son dévouement pour la patrie le lui fit accueillir au moment [316] où il allait succomber à son infortune, et qu'il était dans l'impossibilité de continuer à travailler pour la patrie, elle sacrifia sa fortune et ses soins pour le lui rendre.
« Les écoles primaires trouveront dans ces écrits les éléments d'un cours de morale républicaine, tous les citoyens la règle de leur conduite, la République la base de son établissement et la garantie de ses droits et de son existence. L'épouse de Marat, partageant les sentiments de tous les vrais amis de la liberté, vous invite, législateurs, à rendre en quelque sorte cet ouvrage une propriété nationale ; nous vous y invitons aussi, au nom de Marat lui-même, qui n'a cessé de travailler au milieu des poignards pour le bien de la patrie, et qui, comme nous venons de vous le dire, ne nous a laissé que des vertus à imiter. » (Moniteur du 1er pluviôse an II.)
Remarquons bien que cette pétition avait un double motif : l'un explicitement exprimé, la propagation des principes politiques de Marat ; l'autre implicitement compris, le moyen de secourir la veuve qui s'était ruinée pour l'impression du journal. Si ce dernier objet n'était pas plus ostensiblement présenté, c'est que Simonne s'y était refusée par dignité. Mais la Convention ne devait-elle pas le comprendre, et profiter de l'occasion du rachat qui lui était offert pour acquitter la dette de la patrie ? Rien. Elle feignit de ne pas entendre ce qui ne lui était pas clairement demandé, les pétitionnaires furent admis aux honneurs de la séance, et la pétition fut enterrée dans le comité d'instruction publique. Ce fut tout.
Cependant les patriotes n'avaient pas perdu espoir, car, à quelques jours de là, des enfants de la section de la Fontaine de Grenelle se présentaient à leur tour devant l'Assemblée, la priant de leur accorder le buste de Marat ; et l'enfant chargé de porter la parole ajoutait : « Son auguste image, sans cesse sous nos yeux, nous rappellera son souvenir et nous fera marcher sur ses traces. Son sang a été une semence de héros ; nous lirons sans cesse ses actions ; le livre qui les renfermera remplacera ceux de la superstition, où se trouvait à peine [317] une vérité parmi mille erreurs. Hâtez-vous de nous procurer les livres élémentaires ; c'est un moyen sûr de nous affermir dans le sentier du républicanisme. » (Moniteur du 8 pluviôse an II.)
Mais la Convention fut sourde encore ; en janvier 1794, l'Assemblée agissait déjà sous l'influence d'une volonté occulte, mais qui bientôt n'allait plus avoir besoin de dissimuler les tendances : or, l'homme de la dictature républicaine ne pouvait faire décréter la réimpression d'ouvrages tendant à subordonner le mandataire au mandant. Les Cordeliers absorbés dans le club des Jacobins eurent ordre de n'avoir plus à présenter de semblables pétitions ; le sort des Hébertistes et des Dantonistes leur apprit bientôt quel châtiment attendait les récalcitrants ; ils se turent, et Simonne dut comprendre qu'il y avait dans Maximilien autre chose encore qu'un trembleur devant un sabre nu. L' austérité des moeurs de Robespierre avait fasciné jusqu'à Marat ; dans l'intérêt présent de la cause du peuple, s'en reposant d'ailleurs sur des vertus civiques réelles, sur des antécédents politiques irréprochables, Marat avait exalté Robespierre ; son ardente aspiration au triomphe de la liberté lui avait fait proclamer, porter sur le pavois l'homme qui, en effet, en 1790 et 1791 s'en était montré le plus incorruptible défenseur ; c'était un tort, car c'était une infraction à la règle de conduite qu'il avait prescrite lui-même, à savoir que la réélection est une récompense suffisante pour un mandat fidèlement rempli ; qu'élever un homme au-dessus de tous de son vivant, fût-ce Marat lui-même, c'est se préparer un tyran ; que tout cerveau humain est trop faible pour envisager sans éblouissement tant de gloire en face ; qu'Aristide enfin doit être exilé si toute Athènes l'appelle le Juste. Marat se tromper ! Quelle leçon !
Quelques mois après, l'expérience de la dictature était faite, Robespierre était renversé, le principe de la subordination du pouvoir dut apparaître aux vrais patriotes comme le phare sauveur de la liberté naufragée. Le 12 brumaire an III [318] (2 novembre 94), on lisait dans la deuxième partie du journal de la Montagne l'annonce d'une réimpression des oeuvres politiques de Marat. Cette annonce était le résumé d'un prospectus que Simonne Évrard venait de faire paraître. C'était elle cette fois qui prenait l'initiative de la réimpression. L'occasion semblait propice. L'éditeur s'exprimait en ces termes : « Ce n'est qu'au manque de lumières du peuple que ses ennemis doivent tous leurs succès contre lui. » Et poursuivant la conséquence : « Si les tyrans redoutent autant l'influence des lumières et réunissent tous leurs efforts pour les étouffer, c'est au peuple à redoubler les siens pour les faire triompher, et surtout les peuples républicains. »
Mais qui leur versera ces lumières ? Qui en aura le génie et surtout le courage ? Personne n'avait encore remplacé Marat sous ce rapport, les essais avaient été vains. Un seul moyen restait, à défaut d'autres : s'instruire par l'expérience. « C'est dans l'étude du passé qu'un peuple sage puise des leçons pour l'avenir. Peu d'ouvrages en offrent en aussi grand nombre et d'aussi utiles, les numéros de l'Ami du Peuple étant, pour ainsi dire, les archives de la Révolution ; bien différents en cela des autres feuilles périodiques qui ne contiennent que des faits. »
De cette considération Simonne passait à l'appréciation de la grande oeuvre de Marat ; et il faut bien avouer que personne mieux qu'elle n'en avait compris toute la portée, toute l'indispensabllité. « Lorsqu'il parle de la liberté de la presse, cette arme si redoutée de la tyrannie, il dit que c'est le privilège le plus précieux au maintien de la liberté ; mais que si le sénat cherchait à y porter atteinte, la nation doit elle-même se faire justice sur-le-champ, en payant de mépris la défense ; il invite tous les hommes sages et fermes, tous les bons patriotes à prendre tous à la fois la plume contre lui, et à ce que toutes les presses concourent à cette bonne oeuvre. »
Elle rappelle aux patriotes improvisés que l'Ami du peuple n'eut cette pénétration supérieure à toutes les menées, à [319] toutes les intrigues des ennemis de la Révolution, que parce qu'avant de se jeter dans la carrière il avait fait de la politique une étude sérieuse, suivie ; qu'il ne la considérait pas comme une affaire d'imagination, mais qu'il s'y était attaché, opiniâtré comme à une science exacte, comme il avait fait pour toutes les autres.
Ce qui amène naturellement l'éditeur à parler des Chaînes de l'esclavage, du Plan de Législation criminelle, de tous les ouvrages de Marat qui ont précédé la Révolution ; et, pour faciliter la recherche des matières, elle promet une table à la fin de chaque volume. Quiconque a lu l'Ami du Peuple sait de quelle utilité serait un tel travail, ce qu'il a du coûter de peines ; Simonne n'avait pas perdu les quinze mois qui venaient de s'écouler. « Cette édition aura en outre l'avantage de ne contenir que ce qui est vraiment sorti de la plume de Marat, et de n'être plus confondue avec les fausses productions ; celui d'être augmenté d'un grand nombre de notes et de remarques, et celui d'être rétabli dans sa première intégrité. »
Simonne Évrard annonçait en outre un livre dont il avait déjà été question, mais qui n'avait point paru, ouvrage posthume, l'École du citoyen, qui devait être, nous l'avons dit au chapitre XXVI, un résumé des principes qu'on trouve dans l'Ami du Peuple mêlés aux faits du jour ; ces principes ainsi dégagés auraient constitué un vrai cours de politique maratiste. Le précieux manuscrit a été perdu depuis ; cette perte est irréparable pour tous ceux qui ne peuvent se procurer le journal complet.
Enfin le prospectus se terminait ainsi : « L'éditrice se repose, pour la circulation de ce prospectus, sur le zèle des bons citoyens, ainsi que des sociétés populaires, à qui surtout il appartient de propager les lumières. »
Hélas ! rien de tout cela n'eut lieu. Robespierre n'était plus, mais l'autorité gouvernementale absolue n'avait fait que changer de main ; qu'importent le maître ou les maîtres, si les [320] mêmes pouvoirs arbitraires sont donnés ou extorqués ? Sans doute on ne montrait plus contre Marat le même acharnement, mais ce n'était qu'en haine de l'autorité tombée, et comme pour faire bien comprendre à la postérité que le mot d'ordre d'étouffer le maratisme était venu de Maximilien ; c'était encore un moyen de diviser les patriotes et de les affaiblir par ce moyen. C'en était fait, il ne devait plus jamais être question du journal l'Ami du Peuple. [321]
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